Fandor, machinalement, s’arrêta, écarquilla les yeux, regarda autour de lui. Le journaliste était avec le policier dans une rue assez large, mais complètement déserte et fort mal éclairée. Pas de boutiques.
Quelques jardins venaient en bordure du trottoir, derrière lequel s’élevait de petites masures, aux allures louches.
— C’est plein de gaieté, murmura Fandor qui, pour attendre une explication que Juve allait certainement lui fournir, s’était installé sur le brancard d’une balayeuse dételée, abandonnée au bord de la chaussée.
Juve désigna à son ami, visible plus loin, la masse sombre d’une petite maison séparée de la rue par une terrasse surmontée d’un balcon de pierre. Les fenêtres du premier étage de cet immeuble s’ouvraient sur la terrasse. Contrairement aux autres habitations de la rue, cette vieille baraque était tout illuminée à l’intérieur.
— Voilà, murmura Juve, le restaurant de L’Épervier.
— L’Épervier ? dit-il, j’ai entendu parler de cela autrefois. Qu’est-ce que c’est donc ?
— C’est un très ancien vide-bouteilles. Et c’est resté un mauvais lieu.
— Vous parlez comme un livre et comme un dictionnaire, Juve. Vous offrez quoi ? Champagne, « Drapeau américain » ou saladier de vin rouge ? Je vous avoue que si cela n’a pas d’inconvénient, je vote pour la première solution.
— Nous allons nous introduire dans cet immeuble sans frapper à la porte, et sans demander notre chemin.
— Entrer par la fenêtre, je vois ça.
— En effet.
Ce soir-là, il y avait assurément une société nombreuse qui festoyait au premier étage, car on entendait du dehors le cliquetis de la vaisselle et le tintement des fourchettes.
Au rez-de-chaussée, le grand salon était vide. Mais vraisemblablement, il attendait des hôtes. Car sur la grande table dressée au milieu et recouverte d’une nappe d’une blancheur impeccable, on avait disposé une multitude de verres et placé des assiettes de gâteaux.
Juve et Fandor s’étaient sans difficulté glissés sur la terrasse. Et, précautionneusement, ils s’avançaient vers le salon dont ils voulaient étudier les dispositions.
— C’est là, expliquait Juve, que Fantômas retrouvera demain soir les Granjeard. Et, c’est là, que nous nous arrangerons pour le pincer. Il faut étudier rapidement les entrées et les sorties de ce local, savoir s’il ne comporte pas de cachette spéciale, de trappes ou de portes dissimulées dans la cloison. Fantômas nous a mis à une rude école, et il est bien évident que s’il a eu l’audace de donner rendez-vous dans ce lieu, c’est qu’il se considère comme à peu près certain de pouvoir s’en échapper, même s’il est poursuivi, traqué, découvert.
Juve et Fandor s’introduisirent dans ce salon.
C’était une pièce assez vaste, rectangulaire. Rapidement, en frôlant les cloisons de leurs mains, en en palpant minutieusement les angles, ils se rendirent compte qu’elle était hermétiquement close et qu’elle ne comportait que deux ouvertures : la fenêtre donnant sur la terrasse par laquelle le policier et le journaliste s’étaient introduits, et la porte placée en face, s’ouvrant sur le couloir qui conduisait à l’escalier montant aux étages. Le mobilier était réduit à sa plus simple expression : une table, des chaises, puis, faisant le tour de deux côtés de la pièce, une sorte de canapé-divan très large et très confortable et disposé à la manière des divans circulaires comme on en trouve dans les salons ou les cabines de luxe des transatlantiques. Ce divan était en cuir, et si un intervalle assez vaste était ménagé entre les coussins et le plancher, il apparaissait aisément que quelqu’un pouvait se cacher et se dissimuler derrière les volants du meuble, qui descendaient jusqu’au niveau du sol.
Juve et Fandor eurent la même inspiration, et se glissèrent l’un et l’autre sous le meuble.
— C’est là, avait murmuré Juve, qu’il doit y avoir un dispositif quelconque pour s’échapper, si toutefois la pièce comporte quelque truquage.
Les deux hommes, consciencieusement, respiraient sous le canapé une poussière lourde et épaisse, lorsque, soudain, ils s’arrêtèrent net de parler. Ils venaient d’entendre du bruit. Pénétrait-on dans la pièce ?
D’un geste instinctif, Juve et Fandor s’enfoncèrent encore plus sous le divan, de façon à se dissimuler complètement. Les deux hommes s’étaient introduits de telle sorte sous ce canapé que, par un heureux hasard, ils se trouvaient nez à nez et pouvaient s’entretenir à voix basse, sans risque d’être entendus.
— Zut, nous voilà bouclés ici pour je ne sais combien de temps.
— Ce n’est pas gai, Juve, mais enfin, il faut se résigner.
Les deux amis pouvaient parler à mi-voix sans crainte d’être entendus, les hommes qui pénétraient, et il y en avait au moins une dizaine, faisaient un tapage du diable, qui, à coup sûr, couvrait complètement la conversation du journaliste et du policier.
Les nouveaux arrivants avaient fermé la fenêtre, et, petit à petit, la chaleur montait dans la pièce avec une rapidité extraordinaire. Juve et Fandor en étaient les premiers incommodés, car, tout à côté d’eux, sous le divan, courait le tuyau métallique du chauffage.
Ils dressèrent l’oreille :
— Bonjour, patron, firent plusieurs hommes en même temps.
— Bonjour les enfants, bonjour, répondit une voix joviale et autoritaire.
Juve et Fandor ne pouvaient s’y tromper, c’était la voix de Fantômas.
— Ah çà, pensa Fandor, Juve s’est donc trompé ? Est-ce ce soir au lieu de demain qu’a lieu le rendez-vous ? Si Fantômas nous découvrait dans notre cachette, il aurait tout le loisir voulu pour nous canarder à bouf portant, sans même que nous puissions dire ouf.
Juve n’était pas moins étonné que son compagnon… Certes, il était convaincu qu’il ne s’était pas trompé de jour, et que c’était bien le lendemain seulement que Fantômas devait se retrouver dans ce restaurant avec les Granjeard, mais, il se demandait quels étaient les hommes qui tenaient compagnie au bandit. C’était toute la bande, la bande noire au complet, qui se trouvait là. Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, le terrible Bébé, le lugubre Mort-Subite, un certain Julot, et quelques autres encore.
La chaleur augmentait sensiblement dans la salle, eu égard à la présence d’aussi nombreux convives. L’un d’eux avait suggéré d’ouvrir la fenêtre, mais Fantômas s’y était opposé :
— Laisse-la fermée, avait-il ordonné, et tire même bien les rideaux, il est inutile que l’on nous voie du dehors, à plus forte raison, il ne faut pas ouvrir ni même entrebâiller la fenêtre.
— Mais pourquoi ? avait demandé un colosse écarlate.
— À cause des mouches, avait répondu Fantômas.
Éclat de rire général. Tout le monde avait compris la charmante plaisanterie du sinistre criminel. On sait que c’est le mot qui sert dans la pègre à désigner les policiers et les agents de la Sûreté.
Les plus échauffés n’hésitèrent pas à quitter leurs vestes et leurs faux cols, voire même leurs gilets. On buvait ferme, on fumait beaucoup dans la salle, l’atmosphère y devenait irrespirable.
Entre-temps, Fantômas, qui paraissait décidément l’homme le plus aimable de la terre, causait aux uns et aux autres, prenait quelques hommes à part, et il semblait résulter de ces entretiens particuliers ou généraux que le sinistre bandit avait convié ses amis à une petite fête intime et cordiale, tant pour les remercier de leur précieuse collaboration, que pour les mettre sur la piste de nouvelles bonnes affaires à réaliser.
— Et vous savez, concluait Fantômas, c’est pas la galette qui manquera, je n’ai qu’une parole et je la tiens. Voilà six mois que dans les diverses opérations que nous avons faites, vous avez été payés largement, plus qu’il ne vous était dû.
— Ça, reconnut-on d’une façon générale, c’est exact.
Juve, depuis quelques instants, se livrait à une gymnastique délicate et compliquée, qui intriguait singulièrement Fandor. Le policier, jusqu’alors couché sur le ventre, essayait de se retourner pour se mettre sur le dos.