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— C’est le plus beau tour que j’ai jamais joué de ma vie, se déclara-t-il en aparté, et franchement, je peux être fier de mon succès.

Tout en parlant, il tirait de la doublure de son veston un papier qui s’y trouvait dissimulé et l’examinait soigneusement.

— Voilà, murmurait-il, voilà qui va m’ouvrir toutes les portes de cette infernale prison et me permettre d’accomplir en paix ce que je veux accomplir. Ont-ils été bêtes à ce greffe ? à ma résistance, ils n’ont vu que du feu. Les idiots. Leur remettre ma cravate, hé, je m’en moquais bien, ce qui était important c’était de saisir dans le casier à droite une formule de permis de communiquer, d’apposer le sceau de la prison, mine de rien, puis de fourrer le tout dans ma poche.

Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Étrange histoire. Riquet, s’il avait rencontré l’homme du fiacre, eût été enthousiasmé par le récit de son entreprise. En effet, l’homme qui avait abordé le chauffeur allant se constituer prisonnier, qui l’avait décidé à se faire remplacer par lui, c’était Juve encore qui, jouant une habile comédie avait réussi dans le greffe de la prison, sous l’œil même des employés et sans que ceux-ci pussent s’en apercevoir, à voler un permis de communiquer, à y apposer le sceau.

Juve avait raison de le dire. Il venait bien de jouer là un des plus beaux tours de sa carrière. Mais, à la vérité, pourquoi Juve avait-il agi ainsi ? Pourquoi, s’il avait besoin de communiquer avec un prisonnier, n’avait-il pas demandé un permis plus régulier à M. Havard, qui le savait en vie ? Pourquoi s’était-il exposé ainsi ? Il eût fallu, sans doute, pénétrer l’âme de Juve pour avoir la clef de tous ces mystères. Le policier était trop réfléchi, trop habile pour avoir agi à la légère. S’il s’était conduit de cette façon bizarre, c’était qu’évidemment il obéissait à une impérieuse nécessité. Si dans le fiacre qui l’emportait, Juve riait en considérant le permis de communiquer volé, c’est qu’il attachait une grande importance à cette pièce.

***

À six heures du soir, le même jour, un visiteur qui n’était autre que Juve, mais un Juve ayant repris ses apparences de policier correct, bourgeoisement habillé, se présentait au greffe de la Santé, non plus au greffe principal où sont reçus les condamnés qui viennent purger leur peine, mais bien au greffe annexe où l’on doit présenter les permis de communiquer permettant d’être mis en présence des prisonniers, détenus par mesure de prévention.

Juve avisait l’employé chargé des visa, lui tendait son permis :

— Puis-je être mis en présence de M. Paul Granjeard ? demanda-t-il. Je suis inspecteur de la Sûreté.

L’employé vérifia le titre, lut un nom qui n’était pas le nom de Juve, vérifia encore le sceau du greffe central et le tout étant régulier, appuya sur un timbre :

— Monsieur l’inspecteur, je vous fais conduire par un gardien.

Quelques minutes plus tard, Juve était introduit dans un petit parloir où, sous la conduite d’un brigadier, venait le rejoindre Paul Granjeard.

— Monsieur l’inspecteur, déclara le brigadier en se retirant, quand vous aurez fini de communiquer, vous n’aurez qu’à vous servir de cette sonnette, je viendrai reprendre le prisonnier.

— C’est parfait, répondit-il.

Et, en même temps, il se retourna vers le prisonnier, auquel, jusqu’alors, il avait pris grand soin de dissimuler son visage.

Or, à peine Paul Granjeard avait-il aperçu Juve que le jeune homme pâlit :

— Comment ? c’est vous, vous, monsieur Juve ? mais on m’avait dit ?

— Je suis ici sous un nom supposé, monsieur Granjeard, c’est pourquoi on vous a dit que c’était l’inspecteur Binet qui venait vous entretenir.

— Mais pourquoi ?

— Vous allez le savoir.

— Pas de mauvaises nouvelles, au moins ?

— De très mauvaises nouvelles au contraire : Asseyez-vous, monsieur. Nous n’avons que quelques mots à dire, et j’ai peur pour vous de ce que je vais vous apprendre.

— Que savez-vous ? Qu’avez-vous appris ? Que voulez-vous de moi ?

— Je connais l’assassin de votre frère.

— Dites-moi son nom.

— Pas encore. Monsieur Paul Granjeard, vous êtes innocent. Votre frère est innocent aussi.

— Mais je le sais bien, nous sommes tous innocents. C’est Blanche Perrier qui…

— Ce n’est pas Blanche Perrier qui a tué, qui a fait tuer votre frère. Si c’était Blanche Perrier, je serais venu ici avec la certitude de vous causer un grand bonheur, car en vous disant « vous êtes innocent » je vous aurais dit aussi, vous allez être libre, vous allez retrouver libres, votre frère et votre mère.

— Eh bien ? mais, ah ça, que voulez-vous me dire ?

— Ne m’interrompez pas, monsieur Granjeard, ce que je viens vous dire ici est grave, très grave. Je viens vous le dire, songez-y bien, sous un faux nom, en me cachant, moi Juve. C’est donc que j’ai pitié de vous. Vous ne vous y trompez pas, n’est-ce pas ?

— Parlez, parlez.

— Monsieur Paul Granjeard, vous êtes innocent. Votre frère est innocent, mais je connais le nom de l’assassin, je sais qui a fait tuer votre frère, qui l’a fait tuer pour éviter que l’usine ne soit privée de capitaux qui lui étaient nécessaires. Allons, monsieur Paul Granjeard, soyez courageux, l’assassin c’est…

— C’est qui ?

— C’est votre mère.

— C’est ma mère qui a fait tuer mon frère ? répéta lentement Paul Granjeard, lorsque après quelques minutes de silence effaré, il sembla reprendre conscience des paroles du policier. Ah, c’est horrible, ça n’est pas possible. C’est faux !

— Je suis certain de ce que j’avance.

Alors, dans le petit parloir de la prison, Paul Granjeard, comme assommé par la révélation du policier, se dressait, portait les mains à sa gorge, puis, étouffant presque, tomba à genoux, sanglotant.

Juve, lui les bras croisés, adossé à la muraille, contemplait ce désespoir sans rien dire. C’est seulement quand Paul Granjeard eut longuement sangloté, quand il eut en quelque sorte épuisé sa douleur, que Juve recommença à parler.

— Monsieur Granjeard, dit Juve, j’ai terriblement pitié de vous, oh, terriblement, croyez-le. Écoutez, ce qui arrive est abominable. Je suis fautif, moi aussi. D’abord je croyais, oui, je vous l’avoue, je croyais que votre frère et vous, vous étiez les coupables, je supposais que votre mère était innocente. Hélas, j’ai enquêté, je sais, vous me comprenez bien, je sais que vous, vous êtes innocent et que votre mère est coupable. Que faire ? Ah, oui, j’ai pitié de vous, car en somme ce n’est pas elle, c’est vous qui allez expier.

— Monsieur, si ma mère a réellement commis cet horrible forfait, elle n’a pu s’y décider que dans un moment de folie, sauvez-là ! Je vous en conjure, sauvez-là ! Sauvez-là, mon frère et moi, durant notre vie entière nous serons vos esclaves, notre fortune vous appartiendra, mais ne laissez pas accuser ma mère. Sauvez-là, sauvez-là ! Il ne faut pas que vous l’accusiez, il ne le faut pas, ce serait mal, elle est folle. Elle a été folle.

— Il y a des tiers, monsieur, qui savent comme moi que votre mère est coupable, et même si je me laissais fléchir par votre douleur, ils parleraient, il faudrait acheter leur silence… et…

— Payez-le… donnez-leur tout ce que je possède.

— Il faudrait cinq cent mille francs.

— Vous les aurez. Mais sauvez ma mère.

Juve ne répondait d’abord ni oui ni non. Un long moment passait, peut-être un combat affreux se livrait-il dans l’âme du policier, il pouvait en effet, s’il voulait, faire remettre en liberté toute la famille Granjeard, mais le devait-il ? Non certes, les coupables doivent être punis et Juve était trop la droiture et la justice même pour hésiter un seul instant, cependant le célèbre inspecteur avait certainement un but, une idée, puisqu’il répondit à Paul Granjeard en ces termes :

— Écoutez-moi, ordonna le policier, vous ne m’avez pas vu. Ce n’est pas l’inspecteur Juve qui est venu vous rendre visite aujourd’hui, c’est l’inspecteur Binet. Vous ne parlerez de ma visite à personne, vous me le jurez sur votre honneur ?

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