Литмир - Электронная Библиотека
A
A

— Jusqu’à midi, monsieur.

— En ce cas je vous reverrai sans doute… vous savez mon nom ? Non ? Le voici, j’aurai peut-être à vous faire porter un billet… Détective Shepard…

Cette fois le policier n’en croyait plus ses oreilles ! Quoi ! ce mendiant, c’était le célèbre Shepard ? membre du Grand Conseil des Cinq !…

Mais déjà Shepard reprenait la parole :

— Je suis sur une piste intéressante… Mais ceci ne vous regarde pas… Dites-moi qu’elle est la plus grande épicerie du quartier ?

— La prochaine, au coin de la rue…

— C’est bien… à tout à l’heure…

— Je vous souhaite le bonjour…

L’extraordinaire mendiant, quelques secondes plus tard, pénétrait dans la boutique d’épicerie qu’on venait de lui indiquer et y commandait – sortant des pences de sa poche pour inspirer confiance, car sur sa mine, les garçons l’eussent peut-être chassé – une série de petits paquets d’épices concassées, demandant un certain temps de préparation.

Dans l’épicerie, correcte, des cuisinières et des maîtres d’hôtels causaient…

— Et cela va chez vous, John ? s’informait une petite brunette…

— Ni bien, ni mal, miss Betsy ! Hier, sur la Tamise, notre bateau a chaviré, et cela m’a fait ce matin bien des habits à brosser…

— Oh, John… vous vous plaignez toujours…

— Non pas, miss Betsy, mais je regrette que mes jeunes maîtres soient de si forts canotiers… en vérité, je les aimerais mieux faisant du football ou du cricket.

Une grosse cuisinière intervint :

— Dieux gracieux, s’écria-t-elle, vous ne savez pas ce que vous dites, John, les footballeurs se blessent chaque dimanche, et chez nous, par exemple, il y a tout le temps des cataplasmes à préparer, des soins à donner. On n’en finit plus.

Un autre valet surenchérit :

— C’est la pure vérité. Toutes les places où il y a de jeunes messieurs sont des places désagréables…

Mais les domestiques s’interrompirent d’un commun accord, une cuisinière venait d’entrer dans l’épicerie, et son arrivée avait provoqué un mouvement de curiosité.

— By Jove, mais c’est vous, miss Editha ?…

— Moi-même, John.

— Et quelles nouvelles ?

— Aucune, John.

Sur quoi, un grand silence terrifié. Miss Mary hasarda :

— Sûr comme le vrai jour, « il » l’a tuée…

Et le chœur des gens de maison qui se trouvaient dans la boutique répéta :

— Oui, oui, « il » l’a tuée…

Le mendiant se rapprocha :

— Allons, fit-il, se mêlant à la conversation générale… pourquoi voulez-vous qu’il l’ait tuée ?…

À cette simple question, répondit l’hilarité générale. John, orateur de l’assemblée, prit la parole :

— Parbleu, mon brave homme, vous n’êtes certainement pas du voisinage, pour poser une telle question. Pourquoi le docteur Garrick a tué Mistress Garrick ? mais pour aller vivre tranquillement avec sa bonne amie…

— Il a donc une maîtresse ?

— Vous n’êtes donc pas du quartier, mon ami ?

— Non, non, dit le mendiant, mais j’ai entendu parler de cette affaire.

— Bien mal, alors…

— Peuh, c’est possible… et puis cela me semble si extraordinaire ce que l’on raconte ?…

On faisait cercle, maintenant, autour du détective. Et si l’on ne riait plus, on s’entre-regardait stupéfait de l’incrédulité du bonhomme…

Un grand garçon pénétrait, la figure souriante, dans l’épicerie. John le héla :

— Hello, Sammy, venez un peu, mon garçon, il y a là un gentleman qui n’est pas du quartier et qui ne croit pas que le docteur Garrick a tué M meGarrick.

Sammy, le nouveau venu, qui s’était arrêté à l’apostrophe de son camarade, s’administra, en signe de profonde stupéfaction, deux vigoureuses claques sur les cuisses.

— Vraiment ? fit-il, et pourquoi le gentleman ne croit-il pas à ce que nous savons tous ?

Le faux mendiant, qui gardait le visage souriant et l’air bonhomme, se contenta de hausser les épaules :

— Je ne crois pas, répondit-il, vous allez vite en besogne… je n’ai pas dit ça, j’ai dit : c’est douteux… et voilà tout. D’abord, qu’est-ce que vous croyez vous tous ?…

Du geste, Sammy invita John au silence. Il précisa :

— Ce que nous croyons, garçon ? tenez, voilà : c’est que le docteur Garrick est un vilain merle, un bourru, désagréable, avare, qui n’est jamais chez lui, qui a de l’argent et qui ne le dépense pas. Il ne travaille pas. Personne ne sait seulement où il va à l’église.

— Cela ne prouve pas qu’il a tué sa femme ?…

— Si, vraiment… Miss Editha, vous en dirait bien quelque chose… Est-ce vrai, Miss Editha ?

— Ce qu’il y a de plus vrai, Sammy…

— Vous le voyez bien, garçon ?… donc cet homme bourru est le légitime époux de la plus jolie femme de tout Putney…

— M meGarrick est si jolie ?

— Mieux que jolie ! grande, blonde, gaie, enjouée, généreuse, enfin charmante… le vrai mariage d’un ours et d’une colombe…

Et comme la comparaison faisait rire la compagnie, Sammy, enchanté de son effet, poursuivit :

— Donc, il n’est pas étonnant que l’ours ait assassiné la colombe… D’ailleurs, en vérité, je vous l’affirme, mais Editha nous l’a assez souvent dit, ce n’était pas un ménage uni…

— C’est vrai, dit Miss Editha, pauvre M meGarrick… Elle n’était pas heureuse avec monsieur…

Le mendiant n’avait pas l’air convaincu pour autant.

— Tout cela, je le veux bien, dit-il, c’est la pure vérité, mais je soutiens toujours que rien ne prouve, comme on le dit dans le quartier, comme vous l’affirmez du moins, que le docteur Garrick ait tué sa femme…

C’est encore Sammy qui répondit :

— Si donc… et d’abord, que voulez-vous qu’elle soit devenue, M meGarrick ? puisque depuis sept à huit jours elle a totalement disparu…

— Elle est peut-être en voyage ?

— Mais non, miss Editha n’a pas fait de malles…

— Elle a pu n’emporter qu’une valise…

— Mais si elle était en voyage, garçon, elle aurait dit adieu à ses amis ?… or, personne n’a été prévenu de son départ…

— M meGarrick a pu partir à l’improviste…

— Nous l’avons tous cru, mais elle aurait écrit au docteur…

— Et vous êtes sûr qu’elle n’a pas écrit ?…

— J’en suis certaine, affirma Editha, je lis les lettres de Monsieur, ainsi…

Le faux mendiant, qui faisait si habilement causer les domestiques de Putney, parut hésiter quelques instants, puis il reprit :

— Vous direz tout ce que vous voudrez, mais rien de tout cela n’est grave, en somme. Vous accusez le docteur Garrick d’avoir tué sa femme, tout simplement parce que celle-ci, depuis huit jours, a disparu de sa maison. Si vraiment le docteur Garrick était un assassin quelconque, il ne serait pas resté à Putney… il se serait enfui… et…

Miss Editha lui coupa la parole :

— Eh, justement, depuis la disparition de Madame, le docteur n’est plus jamais là. Il est vrai qu’il est peut-être chez sa maîtresse, et avec son enfant… Ah, c’est un vilain homme, bon, allez, un homme qui, j’en mettrais ma main au feu, a dû tuer sa pauvre malheureuse femme…

Dans la boutique, où d’autres clients se faisaient servir, indifférents, tous les domestiques approuvèrent.

***

— Hop, policeman…

— Monsieur ?…

— Que disiez-vous, tout à l’heure sur le docteur Garrick ?… vous connaissez les bavardages du quartier ?

— Oui, monsieur…

— Et vous y ajoutez foi ?

Le policeman hocha la tête, regarda le faux mendiant d’un air craintif.

C’est que Shepard, membre du Conseil des Cinq – l’un des plus célèbres et des plus grands détectives d’Angleterre – paraissait de fort méchante humeur…

On accusait partout le docteur Garrick d’avoir tué sa femme…

Cela c’était indiscutable…

D’autre part, le coroner, l’avant-veille, avait paru à la fois intrigué et troublé en apprenant les premiers détails de cette affaire, et il avait donné ordre de commencer l’enquête.

Pourtant, Shepard se demandait s’il devait poursuivre ou arrêter ses recherches.

8
{"b":"176522","o":1}