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C’était d’abord un nègre du plus beau noir, qui, le bras tendu sur la table, la manche de sa chemise retroussée jusqu’à l’épaule, demeurait dans une immobilité parfaite :

— Mes petites pensionnaires, disait-il de temps à autre, ne mourront pas de faim aujourd’hui… hélas …. il est dommage qu’elles crèvent toutes de maladie…

Les petites pensionnaires du nègre, étaient des puces, qu’il venait de poser sur son bras et auxquelles de son sang, il servait un repas.

— Job, mon vieux, dit dans le pur argot français un individu pâle, d’une jeunesse équivoque, Job, mon vieux, tes puces crèvent parce que tu leur donnes trop à bouffer, vois plutôt… nous autres qui nous serrons la ceinture d’un cran chaque jour, nous sommes bien vivants… tu les nourris trop bien tes pensionnaires… Pas vrai les aminches… il les traite comme des bourgeoises…

Autour de la table, on riait, et sur le bras du nègre, un grand gaillard à la figure mauvaise, se penchait curieusement.

— Combien qu’il t’en reste ? dis voir, Job ?

— Sept ! affirma le nègre…

— T’as encore sept puces apprivoisées ?… eh bien, mon colon… comme nous ne sommes que quatre ici, toi, moi, Beaumôme et Nini… qu’est-ce qu’on attend pour souper ?… Passe-les voir tes pensionnaires… on va siffler Ismaël et lui dire de les mettre à la broche…

Mais le nègre avait bondi en arrière :

— Non, non ! moi n’y pas vouloir que l’on touche à mes pensionnaires… en vérité, li sont des filles qui me gagnent mon pain… moi ne pas vouloir que l’on y touche…

Et tirant de sa chemise débraillée une boîte d’allumettes, debout, à l’écart, il prit soigneusement les puces une par une et les serra dans leur prison…

Cela fait, plus tranquille, sachant ses « pensionnaires » à l’abri, il se rapprocha de la table, se versa une nouvelle rasade de gin, en remarquant…

— Toi, d’abord, monsieur le Bedeau, c’était pas la peine de faire le malin, toi ne pas savoir compter…

— J’sais pas compter ? des fois Job, tu ne serais pas déjà un peu saoul… Pourquoi que j’sais pas compter ?

— Mais toi, monsieur le Bedeau, tu dis que nous sommes quatre, et nous, nous étions cinq…

— Où ça, le cinquième, moricaud ?

— Le cinquième, li était le fils de Nini…

— Ah ! c’est vrai… Tiens, Nini, fais-le voir, ton gosse ?

Beaumôme s’était levé. Étrange réunion dans ce bouge londonien, que celle de ces voyous, de ces apaches de Paris.

C’était en effet Beaumôme, le cruel repris de justice, le Bedeau, le terrible sonneur, Nini, la fille de la brave M meGuinon, tombée à la plus crapuleuse misère, qui se trouvaient réunis avec le nègre Job dans la salle réservée du Old Fellow.

À la suite de quelles évasions extraordinaires, de quelle crainte salutaire de la police française, Beaumôme et le Bedeau avaient-ils passé le détroit, pour venir se perdre dans la plèbe grouillante de Whitechapel ? Nini elle-même n’aurait peut-être pas été capable de le dire exactement…

Il y avait déjà quelque temps d’ailleurs, que le Bedeau et Beaumôme étaient arrivés à Londres, et quelque temps aussi que le hasard les avaient mis en plein Strand en présence de Nini, l’ancienne copine de la Chapelle, qui, depuis trois mois avait subitement disparu de la rue de la Goutte-d’Or.

Les deux poteaux, crevant de faim, ne « jaspinant » pas un seul mot d’anglais, se demandaient ce qu’ils allaient devenir et n’avaient pas hésité à aborder leur ancienne camarade.

Bonne fille, Nini n’avait marqué nul ennui de la rencontre, bien au contraire. Les voyant dans la dèche, elle les avait immédiatement menés au Old Fellowet leur avait payé à dîner.

Nini était très connue dans le quartier, très aimée dans l’établissement, dont elle était l’une des clientes les plus régulières, elle avait présenté Beaumôme et le Bedeau comme des copains et, sur sa recommandation, les deux apaches avaient été admis, insigne privilège, à pouvoir disposer chaque soir d’une des tables de la salle réservée…

Et là, chaque soir, ou presque chaque soir, Beaumôme, le Bedeau et Nini se retrouvaient devant des verres de brandy qu’ils vidaient consciencieusement.

Job, le nègre, de temps à autre, se joignait à eux. Il était bête, disait Nini, mais il n’était pas méchant ; et puis, le cas échéant, il avait d’excellents poings pour faire taire les disputes, comme il avait aussi, au moins trois fois par semaine, des pence pour payer le brandy, des pence qu’il gagnait avec ses puces savantes…

— Fais voir ton gosse, avait demandé le Bedeau…

Et c’était Beaumôme qui s’était levé… Assurément, il n’était pas dans les habitudes de l’éphèbe de se déranger lorsqu’il était à table, et cela était encore moins dans ses habitudes lorsqu’il s’agissait d’éviter une fatigue à une femme. Beaumôme, orgueilleux, conscient de sa valeur, dédaignait en effet « toutes les porteuses de jupes », ainsi qu’il le répétait en toute occasion. Il les trouvait juste bonnes à le servir, à le nourrir, lorsque l’une d’elles, séduite par son extraordinaire laideur d’avorton vicieux, consentait à devenir sa « marmite »… Et cependant, il s’était levé. Il s’était levé en disant à Nini :

— Bouge pas, je vais chercher le salé !…

C’est que Beaumôme, sentiment étrange et inattendu, s’était pris d’une véritable tendresse pour Nini : la brune chevelure de la fille, et surtout ses façons excentriques, indépendantes et plus encore peut-être le dédain qu’elle lui avait manifesté le séduisaient étrangement.

Beaumôme faisait à Nini une cour assidue, inlassable, vaine.

— Alors, te voilà passé nourrice, à c’t’heure ? demanda le Bedeau.

Mais Beaumôme n’avait cure de cette observation. Il avait été dans un coin de la pièce et, précautionneusement, il déroula un gros paletot – son propre paletot – posé à terre…

Dans le vêtement était enveloppé un enfant qui dormait, poings fermés, bouche ouverte, avec la conviction que peut mettre à dormir un poupon de dix-huit mois.

Beaumôme, point trop maladroitement, prit le baby et l’assit sur la table, au plein centre des verres :

— Le voilà, Bedeau ! voilà l’héritier de ma gonzesse…

Mais, prestement déjà, Nini avait repris son fils et le berçait :

— Hé, les hommes, dites voir un peu seulement qu’il n’est pas beau ?… ça fera un gars que je vous dis… mon Jack…

— Un fils de qui ? demandait narquoisement le Bedeau…

Nini lui coupa la parole :

— Un fils de moi… et ça suffit…

— Ça, j’dis pas, fais voir s’il te ressemble ?…

— Bien sûr qu’il me ressemble, déclara-t-elle. Tu ne t’imagines pas que je l’aurais fait à ton exemple, hein, face-moche ?…

— Ne te fâche pas, Nini, je ne doute pas que t’aies des modèles mieux que moi… Et puis, c’est juste, après tout… il n’est pas mal ce gosse-là… pas vrai, Job ?

— Li était une joli bébé, mais li n’était pas l’même ?

Nini, véhémente – sans doute n’aimait-elle pas que l’on n’admirât point en tout et pour tout son fils – protesta :

— Des fois, l’enfant de l’Afrique, t’as bu, hein ? qu’est-ce que tu veux dire dans ton patois ? tu ne le reconnais pas mon fils ?…

— Li était une joli garçon, mais li était pas ton fils…

Cette fois Nini foudroya le noir d’un regard coléreux…

— Pas mon fils, c’est-y que tu l’as accouché pour moi ?… j’te dis qu’il s’appelle Jack…

Mais le Bedeau trouvait Job impayable. Il insista, à son tour, histoire de « faire monter à l’échelle » la copine :

— Vrai, Nini, dit-il, c’est pas de la blague, tu sais, mais le fait est que ton fils il ne te ressemble pas. T’as dû te tromper toi-même le jour où tu l’as fait ?…

Alors Nini se fâcha : elle n’admettait pas la plaisanterie.

Qu’on l’insultât, elle, n’est-ce pas, elle s’en moquait, elle avait une langue pour répondre, et même un lingue dans sa poche, seulement fallait pas qu’on s’en prît à son fils… Ah, ça non, ou alors il y aurait du bois de chauffage…

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