— Mazette de mazette, finit-il pas se déclarer à lui-même, je comprends que dans le pays on considère qu’il se passe des choses étranges dans cet infernal château. Les voilà bien, les chats gigantesques dont ils parlent, ces sacrés paysans. Des chats ? Je leur en donnerai des chats de cette taille. En voilà des matous pour vieilles dames. Je voudrais le voir, M. François Coppée avec son amour pour les minets, s’il trouverait l’aventure plaisante.
Jérôme Fandor se rappelait les dires des habitants terrifiés de Saint-Martin. Il comprit tout d’un coup quelle était la destination des voitures sanglantes dont on lui avait parlé. Parbleu, elles apportaient la viande de boucherie destinée à la nourriture des fauves. Mais qui donc pouvait avoir eu l’idée de lâcher des lions dans ce parc ? Ah, cela, Jérôme Fandor n’eut pas besoin d’y réfléchir longtemps. Celui-là qui, avait pu concevoir la surprenante idée de faire apporter dans des caisses énormes, des lions à Saint-Martin, de les lâcher dans le parc pour en faire de terrifiants gardiens, celui-là ne pouvait être que… C’était bien une de ses idées, que celle de ce parc infesté de bêtes féroces.
— Hé, hé, se disait le journaliste, en voilà un croquemitaine, non seulement il tue les personnes maintenant, mais encore il les expose à se transformer en pâté pour ses animaux domestiques. Très peu, je ne me sens pas une vocation de comestible.
Il fallait aviser cependant. Certes, Jérôme Fandor ne courait plus aucun danger pour l’instant. Perché sur son arbre, il pouvait exciter impunément la colère des fauves dont il voyait luire la prunelle dans l’ombre avoisinante. Mais il ne pouvait rester longtemps là. Dans sa fuite, il avait perdu son revolver, et désarmé maintenant, il songeait que s’il demeurait sur sa branche d’arbre, inévitablement Fantômas, qui ne devait pas être loin, le découvrirait. Il se trouverait alors à sa merci.
— De plus en plus charmant, se déclara le journaliste, j’ai maintenant le choix entre la gueule des lions et les supplices variés que ne manquera pas d’inventer Fantômas pour se débarrasser de ma personne. Le malheur est que je préférerais ne pas choisir, ou choisir un troisième parti.
Fandor était trop homme de ressource pour longtemps rester inactif.
— Il faut d’abord voir clair, pensa-t-il.
Sa petite lampe n’avait pas quitté la poche de son veston. Il l’alluma, et vit cinq lions.
— De quoi faire la joie d’un barnum, se murmura-t-il.
Le petit arbre sur lequel Jérôme s’était si fortuitement réfugié n’était pas très éloigné, il le constata avec un soupir de soulagement, d’une sorte de haut mur, fermant un enclos taillé à même le parc.
— Ce sont d’anciennes écuries, probablement, pensa Fandor. Les lions ne pourront jamais sauter ce mur. Si je parviens à le rejoindre, moi, je serai hors d’atteinte.
Mais en même temps qu’il envisageait la possibilité d’échapper au terrible danger qui le menaçait, Jérôme Fandor songeait avec mélancolie que pour rien au monde il ne consentirait à user de ce moyen.
— Battre en retraite, renoncer à rejoindre Hélène. Ah, non, pas ça ! J’aimerais encore mieux tenter d’apprivoiser les petites bêtes qui sont au pied de cet arbre, et qui me font l’amitié de me considérer comme une primeur.
« Si je descends, je suis mangé, se répétait-il, si j’essaie de m’en aller par le mur, je renonce à Hélène. Je ne veux ni être mangé ni m’enfuir, il faut trouver autre chose.
Or, c’était cette autre chose, ce moyen vague de s’échapper que Jérôme Fandor cherchait obstinément.
— Et allez donc, mes enfants, susurrait-il aux bêtes féroces, et allez donc, rossignols de ménagerie, et allez donc, carlins à Fantômas, si vous vous imaginez que je vais me laisser bouffer par vous, vous vous mettez les quatre pattes et la queue dans l’œil. Ou je ne m’appelle plus Fandor, ou Marin Premier va me tirer d’affaires.
Qu’avait inventé Jérôme Fandor ?
Le journaliste se livrait à une surprenante manœuvre. Quittant la branche d’arbre sur laquelle il était assis, il se hissa à la force des poignets le plus haut qu’il le put au long du tronc de son mince perchoir. Là, Jérôme Fandor se balança de toute sa force. L’arbre était jeune, souple, il oscilla faiblement d’abord, puis il s’inclina de plus en plus. Bientôt Jérôme Fandor parut juché sur le mât d’un navire secoué par une forte houle. Or, le journaliste avait merveilleusement combiné son affaire. Au fur et à mesure qu’il prenait plus d’élan, il arrivait à dominer de plus en plus l’enclos dessiné par le mur aperçu quelques instants auparavant. Un dernier effort. Jérôme Fandor se rendait compte qu’à chaque balancement de l’arbuste il dépassait maintenant ce petit mur.
— Encore une fois, murmura-t-il, et, à la grâce de Dieu, je lâche tout.
Il tomba dans l’enclos. Il tomba sur de la terre grasse, se fit mal. Mais enfin il tomba hors de portée des lions. Jérôme Fandor voulait donc fuir ? Jérôme Fandor abandonnait donc l’idée de rejoindre celle qu’il aimait ? Le journaliste ne s’était pas relevé, riant aux éclats de ce qu’il estimait dans son esprit être une bonne farce jouée à Fantômas, qu’il traversait l’enclos, à pas précipités. La lune, brusquement venait de surgir. Un peu de lumière, une clarté pâle et blafarde lui permit de se diriger sans grand-peine. Jérôme Fandor avisa un tonneau vermoulu que les pluies récentes avaient à demi rempli et qui attendait là, le long de la grande muraille :
— Ça ne vaut pas une baignoire laquée blanc, murmura-t-il, mais enfin, il faut se contenter de ce qu’on a.
Le journaliste, délibérément, sauta dans le tonneau. C’est en claquant des dents, en frissonnant au vent de la nuit qu’il en ressortit, trempé des pieds à la tête.
— Et maintenant, se déclarait-il, rappelons-nous cet excellent Marin Premier, que nous avons eu l’occasion d’applaudir au temps de notre jeunesse dans les somptueuses arènes de Mugron quand il se payait superbement la tête des vaches landaises.
Jérôme Fandor, tout en riant, avançait de quelques pas, vit un énorme tas de plâtras provenant d’un éboulis de maçonnerie, qui s’était produit dans la grande muraille. Soigneusement il piétina un plâtras, le réduisit en poudre. Et quand il eut obtenu un tas de poussière blanche, le plus tranquillement du monde, il en ramassa par poignées, en saupoudra ses vêtements mouillés. Le plâtre adhérait naturellement aux étoffes trempées d’eau. En un quart d’heure Jérôme Fandor se rendit méconnaissable. Il en sortit vêtu de blanc, comme un vrai Pierrot, sous la lumière blafarde de la lune. Jérôme Fandor, qui cependant avait au cœur une indicible angoisse, qui se rendait parfaitement compte qu’il allait affronter une mort terrible en n’ayant pour la vaincre qu’une chance infime, s’écria :
— Je plaignais mon complet tout à l’heure pour les trois trous que je lui avais fait, je crois que maintenant, après la poudre de riz dont je viens de me servir, il sera décidément bon à mettre de côté pour être offert à Bouzille. Si jamais je retrouve Bouzille.
Le journaliste s’étant consciencieusement saupoudré, alla quérir une échelle, l’appuya contre le mur, franchit celui-ci :
— Les fauves ne sont pas loin, dit-il, gare à la manœuvre.
Jérôme Fandor, en effet, n’avait pas avancé de quelques mètres dans l’allée déserte conduisant au château, qu’il distingua maintenant distinctement, au clair de lune, un énorme lion accourant au galop vers lui.
— Celui-là, monologua Fandor, il doit s’appeler César. Il a une tête à ça.
Et tandis que le lion arrivait, Jérôme Fandor s’immobilisait dans une pose étrange, un sourire sur les lèvres, l’œil fixe, les bras arrondis en un geste gracieux, dans la pose classique du joueur de flûte d’Antinoé. Le lion approchait toujours.
Plus mort que vif, Jérôme Fandor ne bougeait pas. Alors, la bête féroce s’arrêta, demeura immobile un instant, prête à sauter à la gorge de l’homme, puis soudain, le lion poussa un grognement, sa longue queue fouailla ses flancs, et c’était à un petit trot paisible qu’il continua d’avancer.