Ils étaient partis à pied dans la direction de la Turbie.
Après une demi-heure de silence, pendant laquelle les deux fiancés avaient réfléchi sur tous ces événements et envisagé diverses solutions, Isabelle de Guerray prit la parole :
— Louis, déclara-t-elle, nous ne pouvons plus vivre dans ces conditions, il faut en finir au plus vite, changer notre existence. Nous devions nous marier dans six mois, dans un an peut-être. Faisons-le de suite. Quittez le Casino, je pars aussitôt de Monaco !
— Quoi ? interrogea Louis Meynan avec une nuance de surprise, vous seriez disposée à rompre brusquement avec toutes vos belles relations, à quitter Monte-Carlo dans quelques heures ? On jaserait. On se demanderait certainement ce qu’est devenue la belle Isabelle de Guerray ?
La demi-mondaine eut un léger sourire d’amertume :
— Ce que je vous propose, Louis Meynan, dit-elle, n’est pas une proposition faite au hasard, j’ai mûrement réfléchi. Peu importe ce que l’on pourra dire et mon existence prochaine de femme mariée ne doit ressembler en rien à celle que je menais, célibataire. Tant pis pour les relations.
Louis Meynan demeurait perplexe.
Les promeneurs étaient arrivés à l’entrée d’un petit bois où se trouvait un cabaret champêtre. Ils avaient chaud, un ruisseau passait à proximité d’une auberge rustique.
— Arrêtons-nous ici, suggéra Isabelle de Guerray…
Et comme le couple s’installait à l’ombre d’une tonnelle, Isabelle commanda une grande tasse de lait. Louis Meynan éclata de rire :
— Décidément, ma chère, dit-il, vous êtes de plus en plus poétique aujourd’hui. À quand la houlette et les bergeries ? Pour moi, dit-il à la servante qui attendait le complément de la commande, pour moi, ce sera une absinthe, et bien tassée.
Cependant Isabelle de Guerray prêtait l’oreille, elle regardait tout autour d’elle et se préoccupait de voir se dissimuler dans les fourrés voisins deux ou trois individus aux allures suspectes qui, lui semblait-il, l’avaient suivie de loin, ainsi que son ami, alors que tous deux partaient en promenade.
Louis Meynan s’aperçut de l’inquiétude d’Isabelle de Guerray.
Il regarda à son tour, découvrit l’un des hommes qui, en effet, rôdaient dans le voisinage, puis il haussa les épaules :
— Ce sont des agents, déclara-t-il.
— Des agents ?
— Tranquillisez-vous, ces agents n’ont rien à voir dans les affaires d’assassinat qui vous préoccupent, ce sont tout simplement mes agents à moi, mes suiveurs.
— On vous suit donc, Louis ?
— Hé, sans doute, poursuivait-il en frisant sa moustache, je suis, moi, comme les grands personnages, comme les têtes couronnées, un être que l’on surveille, que l’on protège constamment. Nulle existence n’est plus épiée que la mienne et je ne puis faire un pas dans la Principauté sans que l’on s’imagine que je cherche la direction de Bruxelles. Dame, un caissier, l’homme qui porte sur lui la clé des caisses et qui connaît le secret du coffre-fort, c’est quelqu’un.
— Vraiment, on vous espionne ?
— On m’espionne, et ça n’est pas le plus drôle, je vous assure, de la vie que je mène. Les premiers jours on s’en amuse, la semaine suivante on y fait moins attention. Un beau matin on oublie, on s’efforce de ne plus y penser, mais chaque fois que l’on s’en souvient, que l’on s’en aperçoit, cela vous énerve, vous agace, vous exaspère.
— Veux-tu, demanda Isabelle, veux-tu que tout cela finisse ? Veux-tu que nous partions tous deux, demain, ce soir, quand il te plaira, je suis prête à tout abandonner.
Isabelle de Guerray attendit la réponse avec une mine douloureuse et inquiète. Puis, soudain, son visage se transfigura :
Louis Meynan, gagné peu à peu par la tendresse de cette femme, un peu mûre, sans doute, au passé regrettable, évidemment, mais éprise de lui, répondit tendrement :
— Qu’il soit fait selon ton désir, Isabelle, préparons-nous à partir. D’ici huit jours nous serons loin, nous aurons jeté les bases d’une existence libre et nouvelle, cependant que nous jetterons aussi l’un et l’autre un voile sur le passé.
Insoucieuse de l’escorte importune des agents qui, à peine dissimulés dans le feuillage voisin, épiaient les moindres de leurs gestes, s’ils n’entendaient pas leurs paroles, Isabelle de Guerray se jeta au cou de son compagnon et appuya tendrement la tête sur sa poitrine.
Puis leurs lèvres s’unirent dans un long baiser et ce baiser scellait la réconciliation définitive, scellait l’entente de ceux qui allaient être bientôt mari et femme.
***
Une heure après, cependant qu’Isabelle de Guerray retournait à sa villa et lançait des coups de téléphone à la plupart de ses intimes pour annoncer qu’elle ne recevrait pas le lendemain, car elle avait décidé de quitter Monaco dans le plus bref délai, Louis Meynan était revenu au Casino pour prendre son service.
Mais avant d’entrer en fonctions il avait avisé son chef de sa prochaine démission, que l’on accueillait sans surprise, car l’administration du Casino était renseignée et connaissait les projets de mariage du modeste employé et de la demi-mondaine sur le retour.
Le sous-directeur, toutefois, avait demandé à Louis Meynan :
— J’espère que vous nous resterez encore quarante-huit heures, le temps de passer le service à votre remplaçant ?
— Assurément, avait répondu le caissier.
Puis, comme huit heures sonnaient, Louis Meynan était parti pour se rendre à la caisse où il devait effectuer d’importants prélèvements.
***
Sous l’escalier se trouvait une sorte de pièce à laquelle on accédait par deux grandes portes. L’une donnait sur ce que l’on appelait la galerie Nord, l’autre, sur l’autre galerie, désignée sous le nom de galerie Sud. .
Ceux qui passaient là pour la première fois ne remarquaient pas cette disposition.
Certes le dessous de l’escalier était hermétiquement clos, mais cela ne prouvait rien, et il n’y aurait eu aucune raison, à part peut-être des motifs d’esthétique, pour que ce dessous d’escalier fût à jour.
Si par hasard les passants dans l’une ou l’autre des galeries Nord ou Sud, voyaient entrebâillée l’une des portes aménagées dans la muraille placée sous les marches, ils s’apercevaient qu’elle accédait dans une salle absolument obscure et dont le sol était sablé. Si quelque indiscret voulait se renseigner sur le but de ce local, on ne se gênait pas pour dire que c’était là l’entrée des nouvelles caves de sûreté où l’administration du Casino accumulait ses réserves d’or, d’argent et de papier-monnaie.
Assurément les portes étaient robustes, mais elles ne semblaient pas dignes de protéger les immenses fortunes que contenaient les souterrains dont elles commandaient l’entrée. Vraisemblablement il devait y avoir d’autres obstacles à franchir pour parvenir jusqu’au trésor qu’eussent envié les princes dont on parle dans les Mille et Une Nuits, ou simplement les fabuleux rois des Indes.
Il y avait, en effet, d’autres obstacles et ceux-là, nul ne les connaissait.
Les gardiens, lorsqu’on les interrogeait sur les mystères de cette chambre noire, répliquaient que rien n’étaient dangereux comme de s’y aventurer, car elle comportait de nombreuses installations électriques. Il passait dans la pièce, assurait-on, des multitudes de courants dont le moindre suffisait à foudroyer son homme. On parlait aussi d’oubliettes, de planches à bascule, de guillotine, de tout un arsenal de tortures et de défenses dont la seule énumération eût épouvanté les plus audacieux.
Cela toutefois était-il vraisemblable ?
Pouvait-on s’imaginer que dans ce Casino si élégant, si doré, si mondain, pouvait exister un semblable repaire de terreur ? Et cela non pas dans un endroit écarté et désert, mais bien dans la partie la plus élégante de l’établissement, sous le grand escalier à double révolution, dont la rampe en fer forgé faisait l’admiration des connaisseurs, au beau milieu du hall, entre les deux galeries Nord et Sud où défilait pendant la saison tout ce que le monde civilisé compte d’élégants et de riches ?