Teddy était arrivé vers les neuf heures, à cheval, suivant son habitude. Il revenait d’une longue course, et n’ayant plus le temps de regagner pour le dîner sa demeure, il s’était arrêté à Diamond House pour solliciter des hospitaliers propriétaires, le traditionnel morceau de « blitong » qui, dans toute l’Afrique du Sud constitue le repas obligatoire des cavaliers et des chasseurs.
Teddy avait trouvé Diamond House presque désert. L’usine, voisine de la maison d’habitation, avait déjà renvoyé ses ouvriers, et dans les bâtiments sombres, les machines avaient arrêté leur va-et-vient.
Hans Elders lui-même n’était pas là. À son habitude, il était parti de bonne heure pour gagner Durban, pour faire à son cercle sa partie de baccara. Déjà les domestiques étaient remontés se coucher, seule Winie rêvait à l’une des fenêtres du salon.
C’était la jeune fille qui s’était avancée à la rencontre de Teddy, c’était elle qui, avec sa familiarité libre, cette cordialité simple qui règne dans tout le Natal, avait improvisé au jeune homme un frugal souper, très heureuse de sa venue, d’ailleurs, qui lui donnait l’occasion d’une causerie confiante, qui lui permettait de décharger dans une oreille amie le poids de son chagrin.
Pour Teddy, tandis qu’il prodiguait à Winie les mots les plus consolants, les assurances les plus douces, dans l’espoir de calmer son chagrin, il semblait à la vérité fort peu convaincu de ce qu’il disait…
Ce qui faisait que Teddy était sombre, c’est que, pensait-il, même si l’innocence de Wilson Drag éclatait – et elle éclaterait – un mariage n’en serait pas moins fort difficile entre Winie et Wilson Drag.
Wilson Drag, en effet, n’apprendrait-il pas un jour ou l’autre, et cela par le fait même de Teddy, la nature véritable de Hans Elders ?
Et Winie n’était-elle pas, de la sorte, vouée aux pires malheurs ?
Or, comme Winie silencieusement pleurait, comme Teddy, à bout d’arguments, demeurait embarrassé, peiné du chagrin de Winie, mais ne sachant plus trop que dire, voici qu’au même instant les deux jeunes gens tressaillirent :
— Avez-vous vu ? haleta Winie.
— Oui, il m’a semblé…
Teddy déjà s’était levé, il courait à la fenêtre.
— Hello ! qui va là ?
La voix du jeune homme résonna, vibrante et chaude dans le silence calme du soir. Nulle réponse. Teddy répéta :
— Hello, qui va là ? Que veut-on ?
Nulle réponse encore.
Et comme Winie l’avait rejoint et se tenait très pâle, à ses côtés, Teddy, persuadé qu’ils avaient été victimes d’une illusion, déclara :
— Nous avons dû nous tromper, il n’y a personne…
Mais Winie, elle, était certaine du contraire :
— Non ! non ! fit-elle, je suis sûre de ce que j’ai vu, il y avait quelqu’un qui collait son visage à la fenêtre, qui nous épiait.
— Qui ?
Teddy haussa les épaules tranquillement.
— Qui ? Winie, reprit-il. Mais c’est peut-être votre père, tout simplement qui rentre et qui, voyant de la lumière ici, a regardé en passant… Nous allons l’entendre ouvrir la porte et…
— Non, dit Winie, si c’était papa, il aurait répondu à nos appels.
— Eh bien, c’est un domestique attardé, qui craignait une réprimande.
— Il ne serait pas rentré à Diamond House par cette porte, Teddy.
— Alors, c’est un passant qui a été intrigué par votre maison. On s’attend si peu, au sortir du vallon sauvage qu’il y a à cinquante mètres d’ici, à trouver une demeure, qu’il est assez naturel…
Et soudain, Winie sursauta de nouveau :
— Là ! là ! fit-elle, voyez…
Teddy, de ses yeux perçants, de ses yeux de chasseur, habitués à saisir les moindres détails, à découvrir, même au plus fort de la nuit, les plus petits aspects d’un paysage, avait, lui aussi, tout comme Winie, aperçu l’ombre dans le bout du jardin.
— Oui ! avoua-t-il cette fois.
Et, rapidement, rabattant les volets de fer qui clôturaient la fenêtre et mettaient la pièce à l’abri de toute attaque, il ajouta :
— J’en aurai le cœur net, parbleu. Restez ici, Winie, je vais aller fouiller le jardin.
Mais Teddy n’avait point traversé le salon que Winie, effrayée, s’agrippait à lui :
— Oh non ! criait la jeune fille, pour l’amour de Dieu, n’y allez pas.
— Et pourquoi ?
— J’ai peur pour vous…
— Allons donc.
— C’est sans doute un malfaiteur, un bandit, on a signalé des convicts dans les environs. N’y allez pas, Teddy.
Mais du moment qu’il s’agissait d’un danger à courir, pas moyen de retenir Teddy.
Outre qu’il était naturellement brave, sa vanité de jeune homme n’eût pas admis de reculer.
Il repoussa Winie doucement :
— Vous êtes folle, dit-il. Si par hasard c’était un malfaiteur, ce serait une raison de plus pour aller le chercher. D’ailleurs, un homme en vaut un autre.
— Je vous en supplie, s’écria Winie, j’ai peur, terriblement peur.
Et comme Teddy, sans l’écouter, ouvrait la porte du salon, la jeune fille, comprenant qu’elle n’allait pouvoir le retenir, demanda :
— Vous êtes armé, au moins ? Vous avez vos revolvers ?
Machinalement, Teddy porta la main à sa ceinture où, d’habitude, pendait toujours l’un des Colt qui était ses compagnons habituels.
— Non, dit-il, ils sont restés dans les fontes de ma selle. Peu importe. Ne vous inquiétez pas.
Winie, de plus en plus tremblante, venait encore de tressaillir. Prêtant l’oreille, elle avait entendu dans le jardin un bruit de pas. Si c’était vraiment une bande de malfaiteurs qui cernait la maison…
— Ah, je ne veux pas vous laisser partir, répéta-t-elle, restez, Teddy…
Le jeune homme la repoussa.
— Laissez-moi donc…
— Alors, armez-vous. Tenez, là, dans le cabinet de mon père, vous trouverez son fusil et des cartouches dans la petite armoire vitrée, contre le mur…
Teddy gagna le bureau de travail de Hans Elders, pas fâché, en somme, d’aller y prendre une arme.
Le fusil était au râtelier.
Teddy le prit et, d’un geste machinal, il fit basculer la clef du pontet, vérifia le chargement…
— Il n’y a qu’une cartouche. Bien.
Le jeune homme bondit à la petite armoire où Winie lui avait dit qu’il trouverait des munitions.
Sur les rayons de l’étagère, des cartouches, en effet. Teddy en prit une poignée – des cartouches bleues, analogues à celles dont il se servait lui-même – il les fourra dans sa poche.
Mais, en même temps qu’il glissait dans le magasin de son arme l’une des douilles, voilà que de la petite armoire vitrée tombait, ébranlée par son geste, toute une pile d’autres cartouches, des cartouches liées ensemble, et de couleur rose…
Or, du paquet de cartouches roses, une cartouche s’était séparée… Cette cartouche, tombée sur le culot, avait détoné, mais elle n’avait pas éclaté. À peine l’enveloppe de carton était-elle fendillée… Teddy qui, voyant basculer le paquet de cartouches, s’était attendu à une assez forte explosion, en demeura saisi.
Machinalement, il ramassa l’unique cartouche dont la capsule venait de détoner, il la mit dans sa poche, songeant :
— Eh bien, si les douilles que je viens de prendre ne sont pas de meilleure qualité, mon fusil ne va pas me servir à grand-chose.
Il se précipita vers la porte-fenêtre du cabinet de travail, l’ouvrit, courut dans le jardin, son fusil sous le bras :
— Hello ! cria-t-il encore, ayant l’impression que quelqu’un venait de débusquer d’un fourré et de s’enfuir devant lui.
Nul ne répondit. Teddy hâta sa course.
— Dommage, pensa-t-il, que la nuit soit si sombre. Il y a certainement quelqu’un dans ce jardin, mais où ?
Il fallait d’ailleurs au jeune homme un beau courage pour continuer ainsi sa course. Lui ne voyait personne, mais sans doute « on » le voyait, car son ombre devait se détacher, en silhouette, sur les fenêtres éclairées du cabinet de travail de Hans Elders.
Teddy, immobile, l’arme à l’épaule, prêt à faire feu, écouta un instant, puis brusquement pivota sur ses talons, visa un quart de seconde, tira.