— Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas ? Je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pour regarder les murs et la porte.
— Je descends dire à Sylvie de préparer les sinapismes, cria Bianchon, le moment est favorable.
Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit, les yeux fixes sur cette tête effrayante et douloureuse à voir.
— Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Les belles âmes ne peuvent pas rester long-temps en ce monde. Comment les grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une société mesquine, petite, superficielle ?
Les images de la fête à laquelle il avait assisté se représentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle de ce lit de mort. Bianchon reparut soudain.
— Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, et je suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes de raison, s’il parle, couche-le sur un long sinapisme, de manière à l’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute des reins, et fais-nous appeler.
— Cher Bianchon, dit Eugène.
— Oh ! il s’agit d’un fait scientifique, reprit l’élève en médecine avec toute l’ardeur d’un néophyte.
— Allons, dit Eugène, je serai donc le seul à soigner ce pauvre vieillard par affection.
— Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pas cela, reprit Bianchon sans s’offenser du propos. Les médecins qui ont exercé ne voient que la maladie, moi, je vois encore le malade, mon cher garçon.
Il s’en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dans l’appréhension d’une crise qui ne tarda pas à se déclarer.
— Ah ! c’est vous, mon cher enfant, dit le père Goriot en reconnaissant Eugène.
— Allez-vous mieux ? demanda l’étudiant en lui prenant la main.
— Oui, j’avais la tête serrée comme dans un étau, mais elle se dégage. Avez-vous vu mes filles ? Elles vont venir bientôt, elles accourront aussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’ont tant soigné rue de la Jussienne ! Mon Dieu ! je voudrais que ma chambre fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune homme qui m’a brûlé toutes mes mottes.
— J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du bois que ce jeune homme vous envoie.
— Bon ! mais comment payer le bois ? je n’ai pas un sou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Je suis à la charité. La robe lamée était-elle belle au moins ? (Ah ! je souffre !) Merci, Christophe. Dieu vous récompensera, mon garçon ; moi, je n’ai plus rien.
— Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille du garçon.
— Mes filles vous ont dit qu’elles allaient venir, n’est-ce pas, Christophe ? Vas-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leur que je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voir encore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop les effrayer.
Christophe partit sur un signe de Rastignac.
— Elles vont venir, reprit le vieillard. Je les connais. Cette bonne Delphine, si je meurs, quel chagrin je lui causerai ! Nasie aussi. Je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir. Là où l’on s’en va, je m’ennuierai bien. Pour un père, l’enfer, c’est d’être sans enfants, et j’ai déjà fait mon apprentissage depuis qu’elles sont mariées. Mon paradis était rue de la Jussienne. Dites donc, si je vais en paradis, je pourrai revenir sur terre en esprit autour d’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-elles vraies ? Je crois les voir en ce moment telles qu’elles étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. Bonjour, papa, disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leur faisais mille agaceries, des niches. Elles me caressaient gentiment. Nous déjeunions tous les matins ensemble, nous dînions, enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants. Quand elles étaient rue de la Jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles ne savaient rien du monde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu ! pourquoi ne sont-elles pas toujours restées petites ? (Oh ! je souffre, la tête me tire.) Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. Mon Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon mal. Croyez-vous qu’elles viennent ? Christophe est si bête ! J’aurais dû y aller moi-même. Il va les voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc comment elles étaient ? Elles ne savaient rien de ma maladie, n’est-ce pas ? Elles n’auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! je ne veux plus être malade. Elles ont encore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et à quels maris sont-elles livrées ! Guérissez-moi, guérissez-moi ! (Oh ! que je souffre ! Ah ! ah ! ah !) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’il leur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai faire de l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagnerai des millions. (Oh ! je souffre trop !)
Goriot garda le silence pendant un moment, en paraissant faire tous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter la douleur.
— Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas, dit-il. Pourquoi donc me plaindre ?
Un léger assoupissement survint et dura long-temps. Christophe revint. Rastignac, qui croyait le père Goriot endormi, laissa le garçon lui rendre compte à haute voix de sa mission.
— Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chez madame la comtesse, à laquelle il m’a été impossible de parler, elle était dans de grandes affaires avec son mari. Comme j’insistais, monsieur de Restaud est venu lui-même, et m’a dit comme ça : Monsieur Goriot se meurt, eh ! bien, c’est ce qu’il a de mieux à faire. J’ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affaires importantes, elle ira quand tout sera fini. Il avait l’air en colère, ce monsieur-là. J’allais sortir, lorsque madame est entrée dans l’antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m’a dit : Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec mon mari, je ne puis pas le quitter ; il s’agit de la vie ou de la mort de mes enfants ; mais aussitôt que tout sera fini, j’irai. Quant à madame la baronne, autre histoire ! je ne l’ai point vue, et je n’ai pas pu lui parler. Ah ! me dit la femme de chambre, madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elle dort ; si je l’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui dirai que son père va plus mal quand elle me sonnera. Pour une mauvaise nouvelle, il est toujours temps de la lui dire. J’ai eu beau prier ! Ah ouin ! J’ai demandé à parler à monsieur le baron, il était sorti.
— Aucune de ses filles ne viendrait, s’écria Rastignac. je vais écrire à toutes deux.
— Aucune, répondit le vieillard en se dressant sur son séant. Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c’est que des enfants. Ah ! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants ! Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faites entrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendront pas ! Je sais cela depuis dix ans. Je me le disais quelquefois, mais je n’osais pas y croire.
Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge, sans en tomber.
— Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles me lècheraient les joues de leurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu à moi ; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout, même des filles. Oh ! mon argent, où est-il ? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient ; je les entendrais, je les verrais. Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon et ma misère ! Au moins quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes les deux des cœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais à genoux devant elles. Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) Je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. L’on me recevait : « Mon bon père, par-ci ; mon cher père, par là. » Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ? Je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donne huit cent mille francs à ses filles était un homme à soigner. Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Le monde n’est pas beau. J’ai vu cela. moi ! L’on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leur père. J’ai encore ma finesse, allez, et rien ne m’est échappé. Tout a été à son adresse et m’a percé le cœur. Je voyais bien que c’était des frimes ; mais le mal était sans remède. Je n’étais pas chez elles aussi à l’aise qu’à la table d’en bas. Je ne savais rien dire. Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient à l’oreille de mes gendres : — Qui est-ce que ce monsieur-là ? — C’est le père aux écus, il est riche — Ah, diable ! disait-on, et l’on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je les gênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts ! D’ailleurs, qui donc est parfait ? (Ma tête est une plaie !) Je souffre en ce moment ce qu’il faut souffrir pour [pout] mourir, mon cher monsieur Eugène, eh ! bien, ce n’est rien en comparaison de la douleur que m’a causée le premier regard par lequel Anastasie m’a fait comprendre que je venais de dire une bêtise qui l’humiliait ; son regard m’a ouvert toutes les veines. J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a mise en colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours ne sachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les aller voir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mes filles. Ô mon Dieu ! puisque tu connais les misères, les souffrances que j’ai endurées ; puisque tu as compté les coups de poignard que j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué, blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui ? J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh ! bien, les pères sont si bêtes ! je les aimais tant que j’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi ; elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures ; les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour être bien reçu ! Mais elles m’ont fait tout de même quelques petites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh ! elles n’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi. Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. À mon âge je ne pouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, mon Dieu ! les médecins ! les médecins ! Si l’on m’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine ! je veux les voir. Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force ! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. Oh ! les voir, les entendre, n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, ça calmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font. Ah ! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce que c’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plomb gris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’ai toujours été en hiver ici ; je n’ai plus eu que des chagrins à dévorer, et je les ai dévorés ! J’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse. Un père se cacher pour voir ses filles ! Je leur ai donné ma vie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui ! J’ai soif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles ne savent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de son père ! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgré nous, nous autres pères. Oh ! elles viendront ! Venez, mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatique de votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous ! Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami ! Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles ! Que voulez-vous ! le plus beau naturel, les meilleurs âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes filles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunes filles. À quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh ! oui, elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je la payerai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser ! Parole d’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais la manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh, eh, l’amidon ? il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, et quand mêmes elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé, je les verrai. Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sont à moi ! dit-il en se dressant sur son séant, en montrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.