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Malgré le temps devenu affreux – la pluie s’était mise à tomber au moment où le taxi quittait l’hôtel ! – aucune impression de tristesse ne s’en dégageait, sans doute parce que le domaine était parfaitement entretenu et qu’à entendre le gardien l’intérieur du château recevait la visite des préposées au ménage trois fois par semaine. Des femmes pas autrement rassurées et qui exécutaient leur travail en un temps record : l’impératrice n’était pas morte depuis huit jours que quelqu’un assurait avoir vu son fantôme…

— Les femmes, ça voit des fantômes partout, expliqua l’homme tout en guidant à travers les jardins le visiteur qu’il abritait d’un grand parapluie noir. Remarquez, c’est possible qu’elle revienne, notre pauvre dame, mais elle ne doit pas être si terrifiante. Toujours habillée de jolies robes de soie blanche ou rose, ou bleue, avec des bijoux ou alors avec des fleurs – elle les adorait ! –, et quand on la rencontrait, toujours aimable. Il est vrai qu’il y avait ces jours où elle restait enfermée au château, même par beau temps, et on savait ce que ça voulait dire : c’était quand ça n’allait pas, qu’elle avait ses humeurs noires. Paraît même qu’elle devenait méchante, qu’il lui arrivait de mordre ou de griffer ses serviteurs. Pourtant on l’aimait et on la plaignait…

D’abord méfiant mais vite mis en confiance par le gros billet offert par Morosini, l’homme devint intarissable, évoquant Charlotte canotant sur le lac, s’attardant dans les serres, bavardant avec les jardiniers, se promenant en calèche ou faisant de la musique toutes fenêtres ouvertes, au point que le visiteur croyait apercevoir le balancement d’une crinoline au détour d’un bosquet ou la fuite soyeuse d’une traîne derrière un massif de houx.

À l’intérieur, la volonté de reconstituer le décor était évidente même si l’image que l’on s’en faisait au siècle précédent n’avait que fort peu de chose à voir avec celui conçu au XIIe siècle par Godefroi le Barbu, premier bâtisseur. Aldo détestait le style troubadour mais ses excès, son romantisme échevelé devaient convenir à un esprit troublé et, en parcourant les pièces désertes, il ne pouvait s’empêcher d’évoquer Louis II de Bavière et ses châteaux fantastiques : comme à Bouchout, un être jeune et beau y avait affronté la folie…

Dans la chapelle gothique où demeurait le prie-Dieu de velours rouge, il déposa ses fleurs sur les marches de l’autel après en avoir prélevé une qu’il plaça sur l’appui du petit meuble, après quoi il s’agenouilla pour une courte prière avant de poursuivre sa visite.

Le reste du château ne lui apprit rien de plus. Certes, les meubles étaient toujours en place ainsi que les tentures, mais il ne restait aucun de ces mille objets, précieux souvent, que l’on disposait sur les tables, les consoles ou les cheminées.

Quand on sortit, la pluie continuait de tomber avec une obstination annonçant qu’elle persévérerait. Les deux hommes cohabitèrent de nouveau sous le parapluie et Aldo essaya de savoir si son guide pourrait le renseigner sur les dernières suivantes et servantes de Charlotte :

— Oh ! Moi, je n’avais jamais affaire à elles. Ma femme en saurait peut-être davantage. Il lui arrivait de travailler au château… Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer dans la maison, elle doit être là…

Elle y était, en effet. Petite femme brune à l’air timide et doux, elle était occupée à repasser dans la grande pièce d’une propreté flamande qui servait à la fois de cuisine et de salle commune. Sur le coin de la cuisinière en fonte noire où chauffaient les fers, résidait la traditionnelle cafetière que l’on y tenait au chaud toute la journée. En voyant entrer cet homme élégant que son époux annonçait comme étant un prince, elle rougit furieusement et perdit contenance au point d’abandonner, au profit d’une espèce de révérence, l’outil brûlant sur la chemise qu’elle repassait. S’en apercevant, Aldo empoigna un tampon de protection, saisit l’instrument et le reposa sur le support prévu à cet usage.

— Je suis vraiment désolé de vous déranger, Madame, mais M. Labens, votre époux, m’a conseillé de venir vous demander des renseignements…

Ce faisant, il se trouva face à la cheminée sur le manteau duquel trônait, en belle place, un objet pour le moins insolite dans un tel endroit : un éventail de soie peinte à branches de nacre déployé sur la boîte oblongue de cuir bleu, et frappée au fer à dorer d’une couronne impériale, qui avait dû le contenir. Sous le choc de l’émotion, sa gorge se serra. Se pourrait-il…

— Oh, que c’est joli ! s’exclama-t-il. Et combien précieux, j’imagine !…

— Ça, vous pouvez le dire ! approuva Labens. C’est le trésor de Mme Labens ! Sa Majesté elle-même le lui a offert le jour où elle a sauvé de la noyade son petit chien tombé dans l’étang… Elle l’aime tellement qu’elle ne peut pas le laisser dans sa boîte. Ce serait pourtant plus raisonnable : c’est fragile, ces trucs-là !

— Je la comprends, c’est un tel plaisir pour les yeux ! Voulez-vous me permettre de le voir… de plus près ? Je suis antiquaire…

La voix de l’épouse se fit enfin entendre :

— Ouiiii… mais faites bien attention !

Comme s’il s’agissait du saint sacrement, Aldo enleva l’éventail, le considéra un instant avec respect avant de le poser sur la planche à repasser puis prit la boîte, l’ouvrit… Son cœur battait la chamade. Si les pierres étaient dedans, comment s’y prendre pour les en faire sortir ?

Il n’eut pas à s’interroger longtemps. Il ne pouvait y avoir un double fond… Toujours avec la même lenteur et les mêmes précautions, il remit l’ensemble dans l’état exact où il l’avait trouvé puis se tourna, souriant, vers Mme Labens :

— En dehors de sa valeur sentimentale pour vous, sachez, Madame, que c’est un objet de valeur : cet éventail a été peint au XVIIIe siècle !

Il pensait à une œuvre de Boucher mais il ne le précisa pas. Cela pouvait paraître étonnant de trouver une pièce de musée chez un concierge de château mais l’impératrice pouvait avoir donné ce qu’elle avait sous la main et, au fond, il n’aurait pas été autrement surprenant, si l’on considérait son esprit dérangé, que l’éventail eût été serti de diamants…

Pour le remercier de son « expertise », Mme Labens se hâta de chercher des tasses et d’empoigner sa cafetière. Sachant que là-dedans le café bouillottait doucement depuis des heures, Aldo recommanda son âme à Dieu et trempa ses lèvres dans le breuvage qu’il additionna de cassonade. Moyennant quoi, il l’avala d’un trait et le déclara délicieux.

— Avant de vous quitter, je voudrais vous poser une question, Madame : connaîtriez-vous les dernières dames attachées au service de Sa Majesté à l’époque de son décès ?

— Non. S’il arrivait qu’on me demande au château pour aider, et ce n’était pas souvent, alors j’avais seulement affaire à Mme Moreau, Marie Moreau, la femme de chambre particulière de l’impératrice, mais elle est partie avec les autres quand on a fermé le château…

— Et vous n’avez pas son adresse ? Ni celle d’aucune de ses compagnes…

— Non. Je suis désolée.

— Ne le soyez pas ! C’est sans importance et je vous remercie, vous et votre mari, du bon moment que je viens de passer…

Il ne mentait pas, ayant apprécié l’accueil et la gentillesse de ces braves gens. Il se sentait tout de même un peu perdu. Où chercher la boîte à éventail truquée ? Eva Reichenberg avait dit que l’impératrice en avait une quantité. Dieu sait à qui elle avait pu les distribuer sur un coup de cœur comme elle l’avait fait pour Mme Labens. Sans compter que les plus précieux – sauf lubie imprévisible ! – devaient être répartis entre ses nièces et petites-nièces belges, autrichiennes et aussi françaises, puisque le défunt roi Louis-Philippe était son grand-père. Cela représentait déjà la moitié du tour de l’Europe, difficile à réaliser dans le temps imparti, et si l’on y ajoutait les femmes qui l’avaient servie, soignée, durant près d’un demi-siècle d’internement, cruel tant qu’elle avait été aux mains des Autrichiens et infiniment plus clément depuis que sa famille belge la leur avait pour ainsi dire arrachée, cela équivalait à vider l’océan avec une cuiller à soupe. Il écartait la possibilité que le double fond ait pu être décelé et les émeraudes découvertes. Aucune femme n’aurait été capable de garder le secret pour elle et il y a longtemps qu’elles seraient remontées à la lumière du jour…

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