— Gloirrrrrre... au duc !
Puis, dardant son œil rond sur sa maîtresse, il se mit à vociférer avec une nuance de défi :
— Garrrrrrin !... Affrrrrrrreux... Garrrrrin ! Affrrr- reux...
— Miséricorde, gémit Catherine. Qui a pu lui apprendre ça ? Si mon époux l'entend, il lui fera tordre le cou !
Abou-al-Khayr riait de bon cœur. Il tendit le poing et l'oiseau, docilement, vint s'y percher.
— Confie-le-moi ! Nous sommes si bons amis ! Et, dans ma chambre, personne ne l'entendra. Je lui apprendrai à jurer en arabe !
Le perroquet se laissa emmener, non seulement sans protester, mais encore avec une visible satisfaction. Il avait repris ses roulades de plus belle et Catherine, qui le regardait sortir appuyée à la cheminée, pensa qu'il faisait un couple étrangement bien assorti avec le Cordouan. Le turban d'Abou-al-Khayr et les plumes qui casquaient Gédéon étaient du même rouge éclatant. Mais, comme ils allaient refermer la porte sur eux, elle demanda encore :
— Pourquoi pensez-vous que je suis pour quelque chose dans les sentiments nourris par votre ami envers le duc Philippe ?
Un sourire moqueur plissa entièrement le visage mobile du petit médecin. Le perroquet au poing, il s'inclina légèrement et répondit :
— Le sage a dit : « Il faut se garder de croire ce que l'on voit de ses propres yeux », mais il n'a rien dit des oreilles. Certains hommes ont un sommeil bavard, fort instructif pour qui se trouve là. Que la paix d'Allah soit avec toi, rose parmi les roses !
Garin rentra deux jours plus tard, harassé, nerveux et visiblement de très mauvaise humeur. Catherine n'eut de lui qu'un salut distrait, un baiser qui ne fit qu'effleurer sa tempe, après quoi il lui annonça, comme une chose sans importance, qu'elle devait se ; préparer à être présentée sous peu à la duchesse-douairière.
— Vous serez mise au nombre de ses dames de parage, ce qui achèvera votre formation mondaine.
S'il éprouva quelque surprise en trouvant installé chez lui ce médecin maure qui avait tant excité la curiosité des gens de Bourg durant son ambassade, il n'en laissa rien paraître. Catherine, d'ailleurs, le présenta comme un vieil ami de son oncle et, au contraire, Garin parut éprouver un vif plaisir de la rencontre. Il accueillit Abou-al-Khayr avec une courtoisie et une générosité qui charmèrent le petit médecin.
En notre siècle où les hommes se déchirent comme des bêtes féroces, où l'on ne songe qu'à tuer, piller, voler, détruire de toutes manières, un homme de science penché sur la misère des pauvres corps humains est un envoyé de Dieu, lui dit Garin en manière d'accueil.
Et il lui offrit de demeurer chez lui aussi longtemps qu'il lui plairait, approuvant le choix que Catherine avait fait, pour leur hôte, de la chambre aux griffons.
— Cette pièce commande le premier étage de l'aile ouest. Il serait facile d'y installer un laboratoire si vous décidez de demeurer ici quelque temps... ou même définitivement.
A la surprise indignée de Catherine qui le considérait comme lié à Arnaud, Abou-al-Khayr se confondit en remerciements et accepta. Et comme, un peu plus tard, elle lui en faisait le reproche, il répliqua :
— Le sage a dit : « Tu serviras plus utilement ton ami dans la maison de son adversaire, mais tu paieras le pain que tu mangeras afin qu'il ne te soit rien reproché ! » Sur ce, et comme Garin s'était retiré, lui- même gagna son appartement pour y dire sa prière du soir.
La jeune femme se contenta de cette explication. Au surplus, elle était heureuse, malgré tout, qu'il demeurât chez elle. Avoir Abou-al-Khayr sous son toit, c'était l'assurance de parler d'Arnaud avec quelqu'un qui le connaissait bien, qui durant des mois ne l'avait pas quitté. Elle pourrait, grâce au médecin maure, apprendre à le connaître mieux. Il lui dirait sa vie de chaque jour, ce qu'il aimait et ce qu'il n'aimait pas. C'était un peu du jeune capitaine qui venait d'entrer dans l'hôtel de Brazey. Il allait cesser de n'être qu'un souvenir noyé dans l'ombre de la mémoire, une image inaccessible et douloureuse. La présence d'Abou lui rendait vie et chaleur. L'espoir, si longtemps refoulé, de l'atteindre un jour, renaissait, plus vivace et plus fort.
Dans la soirée, tandis que ses femmes la préparaient pour la nuit, Catherine prit un plaisir neuf à la contemplation de son propre corps.
Sara debout derrière elle, peignait longuement les mèches dorées jusqu'à ce qu'elles fussent aussi brillantes que le peigne précieux dont se servait l'ancienne tzigane et, pendant ce temps, trois servantes, après l'avoir lotionnée d'eau de rose, s'activaient à poser divers parfums sur les différentes parties de son corps. C'était Sara qui dirigeait l'opération et avait composé le mélange utilisé par Catherine. Son long séjour chez le marchand vénitien qui l'avait achetée jadis en avait fait une experte parfumeuse. Dix ans dans la boutique d'un apothicaire-épicier, cela laisse le temps d'apprendre, mais il n'y avait que peu de temps que Catherine lui avait découvert ce talent.
Sur les cheveux et les yeux, la servante posait quelques gouttes d'extrait de violette, sur le visage et les seins de l'iris de Florence, de la marjolaine derrière les oreilles, du nard sur les jambes et les pieds, de l'essence de rose sur le ventre et les cuisses, enfin un peu de musc aux plis de l'aine. Le tout appliqué si légèrement que, lorsqu'elle se déplaçait, Catherine faisait voltiger autour d'elle une brise embaumée, pleine de fraîcheur.
Le grand miroir poli, précieusement encadré d'or et d'émaux de Limoges, renvoyait une image charmante, rose et dorée, d'un éclat si triomphant que les yeux de Catherine étincelèrent d'orgueil. Sa situation présente, le fait qu'elle était maintenant une femme très riche, lui permettait, au moins, de soigner sa beauté, d'augmenter encore si possible la splendeur de son corps pour en faire l'irrésistible aimant, le piège impitoyable et délicieux où se prendrait l'homme aimé. Elle voulait Arnaud de toute la force de son cœur exigeant mais aussi de toute l'ardeur de sa jeunesse épanouie. Et elle savait aussi que pour l'obtenir, pour le ramener entre ses bras, vaincu et passionné comme la nuit de leur rencontre, elle ne reculerait devant rien. Pas même, si la nécessité venait à s'en faire encore sentir, devant un crime !
Perrine, la jeune fille qui faisait office de parfumeuse, son ouvrage terminé, se retira de quelques pas, contemplant elle aussi l'adorable forme féminine que le miroir reflétait avec la flamme des bougies de cire fine.
— Comment notre maître ne serait-il pas éperdument amoureux ?
murmura-t-elle pour elle-même.
Mais Catherine avait entendu. L'évocation de Garin, si éloigné de son esprit pour le moment, la ramena brutalement sur terre et la fit frissonner. Étendant la main, elle saisit avec impatience la robe de chambre posée sur un coffre, une sorte de longue dalmatique aux manches très larges qui s'ouvrait bas sur la poitrine et dont le tissu d'or, rebrodé de fleurs fantastiques aux éclatantes couleurs, avait été apporté de Constantinople par une caraque génoise. Elle s'en drapa vivement, glissa ses pieds dans de petites pantoufles assorties faites avec les chutes de tissu, et congédia ses servantes.
— Sortez toutes ! Laissez-moi !
Elles obéirent, Sara comme les autres. Mais, avant de refermer la porte la gitane se retourna, cherchant le regard de Catherine, espérant que l'ordre ne la concernait pas. Debout au milieu de la chambre, fixant les flammes de la cheminée, Catherine ne se retourna pas. Alors Sara sortit avec un soupir.
Quand elle fut seule, la jeune femme alla à la fenêtre, repoussa les lourds volets de bois peints et dorés qui rappelaient la décoration des poutres du plafond. Son regard plongea dans la cour de l'hôtel comme au fond d'un puits. Aucune lumière ne s'y montrait. Chez Garin, tout était obscur. Elle eut envie d'appeler Sara pour lui demander d'aller voir ce que faisait son mari, mais l'amour-propre la retint. Si elle envoyait chez lui sa servante, Dieu sait ce que Garin imaginerait ?