D'un geste vif, la jeune fille essuya une larme attardée sur sa joue.
— Qui a dit cela ?
Abou-al-Khayr haussa les épaules et posa la main sur la poignée de la porte. Il était moins grand que Catherine d'une bonne moitié de tête, non compris le turban, mais il avait tant de dignité qu'il lui parut immense.
— Un poète persan mort voici déjà bien des années, répondit-il. Il se nommait Hafiz et connaissait bien le cœur de l'homme. Moins bien celui de la femme dont il eut à souffrir... Mais je vois que, cette fois, les rôles sont renversés et c'est toi qui souffres, jeune fille. Tu t'es meurtrie à cet homme aussi beau mais aussi dangereux qu'une lame de Tolède et tu
saignes... Je ne l'aurais pas cru car, par Allah, j'étais persuadé, vous voyant ensemble, que vous étiez destinés à former l'un de ces couples rares et bénis, qui ne se rencontrent que si peu souvent.
— Vous vous êtes trompé, soupira Catherine... et moi aussi. J'ai cru, un instant, qu'il allait m'aimer. Mais il me hait et me méprise et je ne peux vous expliquer pourquoi. Il a dit qu'il ne voulait plus jamais me revoir...
Le petit médecin se mit à rire de bon cœur, sans souci de l'air indigné de Catherine pour qui cette gaieté était au moins intempestive.
— Hafiz dit aussi : « J'ai bien peur que les saints qu'on voit se moquer des ivrognes n'aillent porter un jour leurs prières au cabaret. »
Il te déteste mais il te désire. Que te faut-il de plus ? Quand une femme emporte avec elle le désir d'un homme, elle est toujours sûre de le retrouver un jour. Tu devrais savoir qu'un homme en colère laisse courir sans frein sa parole, cette jument sauvage. Les voix de sa tempête intérieure crient bien trop fort pour qu'il entende celle, toujours un peu enrouée, de la raison. Va rejoindre ton oncle qui s'inquiète et laisse-moi seul avec cet homme difficile. Je vais rester auprès de lui et l'accompagnerai chez le duc de Bourgogne. Je vais aussi essayer de savoir ce qu'il y a dans cette tête dure... Va en paix, jeune fille !
Sans rien ajouter de plus, Abou-al-Khayr salua Catherine et, appelant d'un geste son serviteur noir, accroupi un peu plus loin, aussi immobile qu'une statue d'ébène, il rentra dans la chambre. Catherine, songeuse et un peu consolée, regagna celle où elle était demeurée si peu de temps, pour réparer le désordre de sa toilette. Dans la cour, Mathieu continuait à clamer son nom. Elle se pencha sur la balustrade, cria :
— Un moment, mon oncle, je viens tout de suite ! puis rentra chez elle.
Quelques minutes plus tard, vêtue d'une robe de fin lainage brun sous le grand manteau du duc Philippe, ses nattes bien serrées par un étroit capuchon de soie qui lui donnait l'air d'un jeune moine, elle descendait majestueusement dans la cour sous l'œil mi-ravi mi-furieux de son oncle et celui, franchement admiratif du jeune Roussay. Revoir la jeune fille épanouissait visiblement le capitaine bourguignon et il se précipita vers elle pour lui offrir la main à la dernière marche et l'aider à franchir les flaques d'eau laissées par la pluie.
Avec un sourire distrait, Catherine appuya ses doigts au poing offert et s'avança vers Mathieu qui suivait la scène, les mains aux hanches et le chaperon en bataille à son habitude.
— Le bonjour, mon oncle. Avez-vous passé une bonne nuit ?
— D'où sors-tu, grogna Mathieu en posant un baiser rapide sur le front offert. Voilà des heures que je m'époumone !
— Je me suis promenée mais l'herbe était mouillée et j'ai dû me changer. Partons-nous ?
— Tu es bien pressée soudain ? Tu semblais te soucier si fort de notre trouvaille d'hier soir...
Catherine offrit à son oncle un sourire éclatant puis, haussant la voix suffisamment pour qu'elle montât jusqu'à certaine fenêtre ouverte juste au-dessus de sa tête, répondit :
— Nous lui avons trouvé un médecin, nous n'avons plus rien à faire avec lui et nul besoin d'exercer plus avant la charité. Partons, j'ai hâte maintenant de rentrer chez nous.
D'un pas décidé, elle se dirigeait vers les mules qui attendaient toutes préparées, laissant Jacques de Roussay se substituer au vieux Pierre pour lui tenir l'étrier et le remerciait d'un sourire et d'un : Grand merci, Messire. Je rends grâce à Monseigneur Philippe de vous avoir envoyé à nous. L'honneur est grand et aussi le plaisir puisque nous allons voyager ainsi de compagnie...
Rouge de joie, le jeune homme remonta à cheval et donna à ses hommes le signal du départ. Les paroles gracieuses de Catherine lui ouvraient une large porte sur des espoirs qu'il s'était interdits jusque-
là. Cette attention du duc Philippe ne signifiait que trop le prix accordé par lui à la belle Dijonnaise et Jacques ne doutait pas que Catherine ne fût promise, à bref délai, à l'amour de son maître. Mais une femme ayant toujours le droit de choisir et de se refuser, rien n'interdisait au jeune capitaine de tenter sa chance de son côté, pendant le temps que durerait le voyage.
Il mit son cheval au pas de la mule de Catherine et voulut poursuivre un entretien si bien commencé. Mais la jeune fille parut tout à coup frappée de mutisme. A toutes ses avances, elle ne répondit plus que par monosyllabes, gardant les yeux baissés et un visage fermé. Jacques de Roussay se résigna à voyager en silence, se contentant d'admirer le ravissant profil délicatement encadré par la précieuse fourrure.
Rassuré par l'escorte armée, Mathieu Gautherin s'était paisiblement endormi sur sa selle, balancé au pas mesuré de sa monture. Les valets et les soldats suivaient. Catherine, murée dans son silence et dans ses pensées essayait de retrouver le visage ardent d'Arnaud quand il lui avait parlé d'amour. Tout avait été si brusque, tout avait changé si vite dans sa vie paisible qu'elle se sentait étourdie comme si elle avait bu trop de vin doux. Il fallait le calme quotidien de la maison, les présences familières et raisonnables de sa mère, de sa sœur, et aussi de Sara pour reprendre un peu pied sur terre. De Sara surtout ! Elle savait toujours tout, elle lisait dans l'âme de Catherine comme dans un petit livre clair. Elle pouvait tout expliquer car nulle femme ne connaissait comme elle les hommes. Un désir violent de la revoir saisit Catherine, si pressant qu'elle eut envie de cravacher sa mule, de devancer tout le monde et de ne plus jamais s'arrêter avant les murailles de Dijon.
Mais, devant les pas de la mule, la route de Flandres s'allongeait toujours, interminablement...
L'office du matin s'achevait dans l'église Notre- Dame de Dijon. Le chaud soleil de juillet, à l'extérieur, illuminait déjà les mille flèches de la ville ducale, mais il faisait si sombre à l'intérieur que l'on n'y voyait guère. Peu éclairée, en temps normal, la grande église ogivale était encore obscurcie par les lourdes tentures noires qui tombaient des voûtes. Dans toutes les églises, et aux façades de beaucoup de maisons, on retrouvait ces mêmes tentures car, depuis une semaine, la Bourgogne était en deuil de sa duchesse. Michelle de France était morte subitement, dans son palais de Gand, le 8 juillet. Si subitement même que l'on parlait de poison, à mots couverts bien sûr.
On chuchotait que la jeune duchesse faisait tous ses efforts pour rapprocher son mari du dauphin Charles, son frère, et que la reine Isabeau, sa terrible mère, ne voulait pas de cette réconciliation entre son gendre et le fils qu'elle haïssait. C'était elle qui avait placé auprès de sa fille la dame de Vies ville que l'on accusait sous le manteau d'avoir fait passer Michelle de vie à trépas. Le duc Philippe était parti pour Gand précipitamment, laissant Dijon à la garde de sa mère, la duchesse douairière Marguerite de Bavière, cousine d'Isabeau...
cousine et ennemie.
C'était à tout cela que songeait Catherine tandis qu'agenouillée auprès de Loyse, elle attendait la fin des prières de celle-ci, toujours interminables. Depuis qu'elle était dijonnaise, Loyse s'était prise d'une profonde dévotion pour l'étrange vierge noire de sa paroisse, cette statue de bois sombre, si vieille que nul ne savait dire depuis combien de temps elle était là et que l'on nommait Notre-Dame de l'Apport, ou Notre-Dame de Bon Espoir. Elle faisait de longues stations dans la chapelle du transept sud, contemplant durant des heures la petite statue raide, avec son long visage triste de vierge romane et son sévère Enfant- Jésus, à peine visible dans le scintillement des ors et le rougeoiement d'une forêt de cierges. Catherine, pour sa part, vénérait, elle aussi, l'antique madone mais supportait mal ces longues stations à genoux. C'était uniquement pour faire plaisir à Loyse, et aussi pour ne pas s'attirer d'acerbes récriminations qu'elle s'y résignait.