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— Comment peut-on savoir qu'on ne veut que Dieu tant qu'on n'a pas goûté à l'amour, fillette ? avait dit Barnabé en haussant les épaules

; maintenant nous t'avons tirée de là et nous voulons t'emmener avec nous. Le bateau va partir. A moins que tu ne veuilles que nous te ramenions chez Caboche ?

Loyse eut un geste d'horreur qui repoussait au loin les images maudites de son péché.

— Non, oh non, je veux seulement mourir !

— Se donner volontairement la mort est, aux yeux de Dieu, un plus grave péché que de subir un homme... même s'il t'est arrivé d'y prendre plaisir.

— Je veux détruire ce corps de honte et de boue...

— Tu vas surtout nous faire manquer le bateau...

Et, tranquillement, Barnabé avait fermé son poing.

11 en avait frappé Loyse à la pointe du menton, pas trop fort, juste ce qu'il fallait pour lui faire perdre conscience. Le cri de Jacquette indignée ne l'avait même pas ému.

— Nous avons trop perdu de temps ! Habillez-la vivement et transportons-la sur le bateau. Une fois en route, nous aurons tout le loisir de la raisonner. Il faudra seulement la surveiller étroitement pour qu'elle n'ait pas idée de passer par-dessus bord...

Ces directives avaient été suivies point par point. Loyse, évanouie à nouveau avait été déposée, rhabillée convenablement, dans l'espèce de cabine ménagée à l'arrière du chaland et qui servait au marinier à s'abriter. Sara lui prodiguait ses soins avec l'aide de Jacquette.

Maintenant le voyage pouvait commencer.

Assis sur un tas de cordages, ses longues jambes étendues devant lui, Barnabé observait Catherine. Les mains nouées autour de ses genoux minces, l'adolescente regardait droit devant elle tandis que les larmes roulaient encore sur ses joues. Ce qu'elle venait d'entendre l'avait profondément troublée, car cela rejoignait les images entrevues dans la Cour des Miracles. Mais Barnabé avait prononcé le mot «

Amour », cette chose dont Loyse avait parlé avec horreur. Ce qu'elle avait vu ne pouvait être l'amour. L'amour, c'était ce qu'elle avait éprouvé tout de suite en voyant Michel. Ce délicieux serrement de cœur, cette envie d'être doux et tendre et de dire des choses caressantes. Et Loyse criait comme si elle avait enduré la torture. Elle semblait folle.

Barnabé entoura ses épaules de son bras.

— Loyse guérira, petite. Elle n'est pas la seule, depuis que Dieu a créé le monde, qui ait subi ce genre d'épreuve. Seulement, pour elle, ce sera long parce qu'elle est d'esprit rigide et de piété étroite. Il faudra être très patiente avec elle, mais, un jour, elle retrouvera le goût de la vie. Quant à Landry, cela m'étonnerait que tu ne le revoies pas un jour. Il sait ce qu'il veut et il est de ceux qui forcent leur chemin, droit devant eux, sans s'arrêter aux obstacles de la route. S'il veut être soldat de Bourgogne, il le sera, crois- moi !...

Catherine tourna vers lui un regard brillant de gratitude. L'amitié du Coquillart répondait d'elle-même aux questions qu'on ne lui posait pas. La jeune fille éprouva soudain une grande sensation de sécurité.

Barnabé se pencha un doigt en avant.

Regarde comme c'est beau, Paris. La plus grande et la plus belle ville du monde. Mais Dijon n'est pas mal non plus, tu verras...

Le chaland avait franchi le pont aux Moulins puis les grandes arches de son voisin immédiat, le Pont- au-Change, juste sous la maison des Legoix. Catherine avait jeté un dernier regard à la lucarne par laquelle Michel devait s'évader puis avait détourné la tête. Un peu plus loin, une plantation de pieux hérissait l'eau de la rivière. C'étaient les bases du futur pont Notre-Dame. Trois semaines plus tôt, le Roi en personne, alors dans une période de lucidité mentale, avait frappé de la hie sur le premier pieu, et les princes après lui. Quelques guirlandes fanées s'accrochaient encore à ce pieu...

Tout autour, c'était le hérissement des tours et des clochers de Paris, la dentelle des campaniles, la flèche hardie des églises, le grand toit de la Maison- aux-Piliers et les beaux hôtels des seigneurs avec leurs jardins descendant jusqu'à l'eau, les tours carrées de Notre-Dame découpées sur le ciel d'or liquide face à la Grève où le gibet et la roue demeuraient vides d'occupants. Plus loin, c'était le port Saint-Pol, le port au foin, avec ses bateaux plats, précédant l'hôtel et les jardins du Roi et aussi les fines tourelles de l'hôtel des archevêques de Sens. De l'autre côté, les îles, l'île aux Vaches et l'île Notre-Dame, plates et herbues avec leurs pâturages et leurs saules argentés. Le regard de Catherine revint alors aux murs épais du puissant couvent des Célestins, séparés par un étroit canal d'une petite île sableuse, l'île Louviaux. Là se terminait Paris avec la masse trapue de la Tour Barbeau, grise et menaçante sous son toit conique, jadis bâtie par ce roi Philippe II que l'on nommait l'Auguste. À cette tour s'accrochaient à la fois le rempart filant vers la Bastille et l'énorme chaîne qui, la nuit, barrait la Seine... Mais, dans le soleil de juin avec la verdure des grands arbres et la gaieté du ciel, tout cet appareil militaire perdait de sa rudesse. Même les pierres semblaient douces et amicales. La voix de Barnabé se mit à murmurer :

C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie Sur le fleuve de Seine située Vignes, bois, terres et prairies De tous les biens de cette mortelle vie A plus qu'autres cités n'ont Tous étrangers l'aiment et l'aimeront Car pour déduit et pour être jolie Jamais cité telle ne trouveront Rien ne se peut comparer à Paris...1

— C'est joli ! fit Catherine dont la tête alourdie s'appuyait sur l'épaule du Coquillart.

Derrière son dos, les bateliers entonnaient une chanson pour rythmer leur effort. Il n'y avait plus rien à faire qu'à se laisser emporter vers un destin nouveau en laissant derrière soi les anciens souvenirs, les anciens regrets. De son passé, Catherine ne voulait emporter que l'image de Michel de Montsalvy, gravée à jamais au fond de son cœur et qui, elle le savait, ne pourrait s'effacer, même avec le temps.

Les rives vertes de la Seine continuaient de défiler lentement.

Catherine sentit qu'elle avait sommeil...

1 Poème sur Paris d'Eustache Deschamps.

L'hôtellerie de la Ronce Couronnée était l'une des plus achalandées et des mieux fréquentées de Bruges. elle était située sur la Wollestraat, la rue aux Laines, entre la Grand'Place et le quai du Rosaire et, comme telle, recevait une abondante clientèle de drapiers, lainiers et marchands de toutes sortes venus de tous les pays. Sa prospérité se lisait dans son haut pignon crénelé et sculpté, dans l'éclat de ses fenêtres aux petits carreaux en cul de bouteille sertis de plomb, dans les odeurs somptueuses qui s'échappaient de sa vaste cuisine toute flamboyante de cuivres, d'étains et de faïences, dans la fraîcheur des robes et des coiffes ailées de ses servantes et surtout dans le ventre rebondi de maître Gaspard Cornelis, son joyeux propriétaire.

Pourtant, Catherine, habituée par des voyages précédents aux fastes de la Ronce Couronnée, donnait ce jour-là toute son attention à l'intense mouvement de la rue. Depuis le petit matin, la ville entière y défilait dans ses plus beaux atours.

À demi habillée, ses cheveux tombant en désordre sur son dos, la jeune fille, un peigne à la main, se penchait tant qu'elle pouvait à la fenêtre de sa chambre, sourde aux récriminations de l'oncle Mathieu qui, dans la pièce voisine, maugréait depuis son réveil. Le drapier, ses affaires faites, aurait voulu repartir dès l'aube pour Dijon, mais Catherine, après une dure bataille, avait arraché la promesse que l'on ne partirait que le soir, afin d'assister à la célèbre procession du Saint-Sang, la plus grande fête de la ville.

Elle était parvenue sans trop de peine à faire admettre son point de vue à Mathieu Gautherin. Il avait bougonné un long moment, répété que les fêtes étaient tout juste des occasions de dépenser de l'or à la pelle, rappelé qu'on l'attendait en Bourgogne pour des choses qui ne souffraient aucun retard, mais finalement, s'était laissé convaincre...

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