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— Oh ! L'artillerie ! Ce n'est pas grand-chose : des gueules de bronze dont les boulets vont tomber où ils peuvent ! Cela ne vaut pas un gros escadron ni...

Peu désireuse d'entamer une polémique sur les mérites comparés des canons et des cavaliers, Catherine, désespérant de voir arriver Bérenger, jeta autour d'elle un regard circulaire et dit :

— L'heure de l'audience est proche, messeigneurs ! Lequel de vous m'offrira la main pour aller devant le Connétable ?

Ce fut un tumulte, une ruée. Tous s'offraient et peut- être une bataille eût-elle résulté de cette émulation si une voix, froide et nette, n'avait dominé le vacarme :

— Avec votre permission, messires, ce sera moi !

Le silence se fit instantanément, tandis que, tels les flots de la mer Rouge à l'appel de Moïse, la troupe turbulente s'ouvrait en deux. Mais, dans le chemin laissé libre, ce fut un homme, seul et sans armes, qui s'avança.

Magnifiquement vêtu d'une hucque de velours vert et de chausses collantes, noires, disparaissant dans de longues bottes à revers en daim montant jusqu'à mi- cuisses, le nouveau venu portait avec élégance un grand manteau de velours noir brodé d'or, dont les larges manches déchiquetées laissaient voir la doublure de taffetas vert. Une lourde chaîne d'or passée à son cou et un chaperon de velours vert, dont le pan était retenu par un griffon d'or, complétaient un costume que tous ces provinciaux, vêtus de mailles d'acier et de cuir taché, contemplèrent avec une admiration que n'entachaient d'ailleurs ni critique, ni envie.

Tous, en effet, respectaient et aimaient celui que l'armée, avec une brutalité nuancée de tendresse, appelait tout uniment « le Bâtard », comme s'il fût seul de son espèce, celui dont le nom réel était Jean d'Orléans et dont l'histoire se souviendrait sous celui de son comté de Dunois '. Mais, pour les femmes, dont il était grand amateur, c'était avant tout un homme plus séduisant que la plupart des autres, plein de charme, de vaillance et de gentillesse... Et, bien que ses armoiries quasi royales

1 Note de l'auteur :C'est seulement en 1439 que le comté de Dunois fut attribué au Bâtard, mais je lui ai donné ce nom à l'avance pour plus de clarté.

se brisassent d'une barre d'argent senestre1, le fils de Louis d'Orléans, l'assassiné de la poterne Barbette, et de la belle Mariette d'Enghien, avait rang de prince. En l'absence de son demi-frère, Charles, le duc en titre toujours retenu en geôle anglaise, c'était lui qui gouvernait la ville et les terres d'Orléans à la satisfaction de tous.

Catherine de Montsalvy, qui connaissait depuis longtemps le prestigieux frère d'armes de son époux, ne s'était jamais trompée sur la qualité du Bâtard et la révérence qu'elle lui offrit aurait satisfait le Roi en personne.

Dunois, cependant, s'avançait vers elle, se penchait pour lui prendre la main et l'aider à se relever puis, posant sur cette main un baiser plein de courtoisie :

— L'heure approche, Catherine, dit-il aussi simplement que s'ils s'étaient quittés la veille. Il nous faut aller si nous ne voulons pas être en retard.

Ainsi donc, c'était lui qui la conduirait jusqu'auprès du redoutable prince breton ? Rose de joie soudaine devant un appui qu'elle n'aurait pas osé demander, elle offrit au nouveau venu un regard brillant de gratitude.

— Vous me faites si grand honneur, Monseigneur, que je ne sais comment vous l'exprimer. Dites-moi seulement comment vous avez su mon arrivée ?

— De la même manière que ces messieurs : Tristan l'Hermite qui, je crois bien, a battu pour vous les tambours de la renommée. C'est un homme de devoir intransigeant, même quand ce devoir lui crève le cœur, mais c'est aussi un ami sûr. Quant à l'honneur, ma chère amie, il n'est pas si grand. Vous savez depuis longtemps que je considère Arnaud comme mon frère.

— Il n'empêche que votre appui me donne meilleur courage. Avec lui, je suis certaine...

— Ne vous illusionnez pas trop, Catherine. Depuis le drame de la Bastille, je n'ai cessé de plaider la cause de Montsalvy ! Et sans résultat jusqu'à présent ! Aussi est-ce à moi de considérer votre arrivée comme un don

1 La barre senestre, tracée de gauche à droite sur un écu, indiquait la bâtardise.

du Ciel, car votre beauté et votre grâce sont toujours souveraines et sauront peut-être amollir le cœur obstiné de notre chef ! Venez maintenant, il ne faut pas le faire attendre...

Levant bien haut la main qu'il n'avait pas lâchée et posant un poing sur sa hanche comme s'il menait Catherine à la danse, le Bâtard la conduisit vers la rue.

— Suivez-nous, messires ! jeta-t-il au passage.

Derrière eux, la troupe se reforma, compacte et serrée comme les pierres d'une muraille.

Entre l'auberge de l'Aigle et l'hôtel du Porc-épic dont la porte fortifiée s'ouvrait au flanc de l'ancien hôtel royal Saint-Pol, le chemin n'était pas long. Il suffisait de traverser la rue Saint-Antoine.

Depuis l'aube, le temps avait décidé de devenir superbe. Haut dans un ciel bien lavé, le soleil avait l'air tout neuf. Il était si brillant que même les petites flaques boueuses qui demeuraient au creux des gros pavés capétiens montraient des paillettes d'or. Dans la rue, assez large à cet endroit, les Parisiens déshabitués du beau temps faisaient leurs premiers pas, encore un peu convalescents, dans la cacophonie des petits métiers, criant leur marchandise, appelant les ménagères à l'eau, au bois ou à la moutarde.

Ce n'était pas encore le joyeux tohu-bohu d'autrefois, la rue encombrée de gens pressés : marchands en riches robes fourrées, moines besogneux, mendiants obstinés, nobles dames vacillant sur des patins de bois qui gardaient leurs robes de la poussière, ou ribaudes insolentes aux gorgerettes complaisantes. La misère alors y coudoyait le luxe sans qu'aucun des deux se sentît gêné. La rue d'aujourd'hui, cruellement nivelée durant tant d'années, s'essayait à revivre et battait des ailes pour juger de ses forces.

On regardait ce cortège étrange d'hommes de guerre roussis et cabossés, escortant un couple beau comme une peinture. Cela ressemblait à quelque défilé de noces insolites, mais on reconnaissait le Bâtard que l'on saluait déjà avec amitié et la beauté de sa compagne recueillait tous les suffrages. Des applaudissements, des vivats traçaient un sillage flatteur, mais Catherine n'entendait et ne voyait rien.

Quand on était arrivé au milieu de la rue Saint- Antoine, elle avait vu surgir les tours noires de la Bastille dominant comme une menace le désert de ruines encore orgueilleuses qui avaient été l'hôtel royal Saint- Pol. Son cœur, alors, s'était serré d'angoisse en évoquant son époux, enfoui au creux de ce gigantesque poing de pierre. Et la pensée lui était venue que tout, peut-être, allait recommencer, comme autrefois et au même endroit...

Elle se revoyait, gamine aux nattes trop raides, aux genoux trop gros, égarée au milieu d'émeutiers braillards dans l'une des chambres de ce palais désormais voué au silence, regardant avec des yeux incrédules un boucher souillé de sang arracher des mains d'une princesse en larmes un garçon beau comme un archange, mais voué au gibet. Sa vie était partie de cette minute-là. Parce que ses yeux de treize ans s'étaient posés sur le visage de Michel, tout son univers avait basculé dans la folie...

Et maintenant, pour le frère de cet archange assassiné, pour l'homme qu'elle avait aimé au-delà du possible, elle allait, dans une autre chambre d'une autre demeure, royale et voisine, implorer Arthur de Riche- mont comme, en ce tragique printemps de Paris, celle qui était alors la jeune duchesse de Guyenne avait imploré son propre père, l'implacable Jean sans Peur, de laisser vivre Michel de Montsalvy. Et la duchesse avait prié en vain... Catherine aurait-elle plus de chance ? Le précédent n'était guère encourageant...

En franchissant le seuil, blasonné d'un porc-épic couronné taillé dans la pierre, la jeune femme ne put retenir un frisson que perçut son compagnon. Il la regarda, inquiet :

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