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[9][Être aimée veut dire se consumer dans la flamme. Aimer c’est rayonner d’une lumière inépuisable. Être aimée c’est passer, aimer c’est durer.]

Il est cependant possible qu’Abelone, plus tard, ait essayé de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu. Je pourrais imaginer qu’il y a des lettres d’elle qui rappellent l’attentive contemplation intérieure de la princesse Amélie Galitzin. Mais si ces lettres étaient adressées à quelqu’un qui fut longtemps son proche, combien celui-ci a-t-il dû souffrir de cette transformation! Et elle-même: je soupçonne qu’elle-même ne craignait rien autant que cette transformation spectrale et ignorée dont on perd constamment toutes les preuves parce qu’on ne les reconnaît pas.

*

On aura peine à me persuader que l’histoire de l’enfant prodigue ne soit pas la légende de celui qui ne voulait pas être aimé. Tant qu’il était un enfant, tous l’aimaient chez lui. Il grandit, il ne connaissait pas autre chose et s’habitua à leur tendresse douillette, tant qu’il était enfant. Mais lorsqu’il fut adolescent il voulut se défaire de ces habitudes. Il n’aurait pu le dire, mais lorsqu’il rôdait dehors toute la journée et ne voulait même plus avoir les chiens avec lui, c’était parce qu’eux aussi l’aimaient; parce que leurs yeux l’observaient, et prenaient part, attendaient et s’inquiétaient; parce que, devant eux non plus, on ne pouvait rien faire sans réjouir ou blesser. Mais ce qu’il souhaitait alors, c’était cette indifférence intime de son cœur, qui, le matin tôt, dans les champs, le saisissait avec une telle pureté qu’il commençait à courir, pour n’avoir ni temps ni haleine, pour n’être plus qu’un léger instant du matin qui prend conscience de soi.

Le secret de sa vie qui n’avait encore jamais été, s’étendait devant lui. Involontairement il quittait le sentier et courait plus loin, à travers champs, les bras étendus, comme si dans cette largeur il avait pu s’emparer de plusieurs directions à la fois. Et puis, il se jetait n’importe où, derrière un buisson, et il n’avait de valeur pour personne. Il écorçait une flûte de saule, il lançait un caillou dans la direction d’un petit fauve, il se penchait en avant et obligeait un scarabée à faire demi-tour: tout cela ne devenait pas du destin et les deux passaient au-dessus de lui comme sur la nature. Enfin venait l’après-midi, avec toutes ses inventions; on était un boucanier sur l’île Tortuga et on n’avait aucune obligation à l’être; on assiégeait Campêche, on prenait d’assaut Vera-Cruz; on pouvait être l’armée entière, ou un chef à cheval, ou un bateau sur la mer: selon l’humeur qui vous animait. Mais si l’envie de vous agenouiller vous prenait, on était aussitôt Deodat de Gozon, et l’on avait abattu le dragon, et l’on apprenait que cet héroïsme était de l’orgueil, sans obéissance. Car on n’épargnait rien de ce qui faisait partie du jeu. Mais quel que fût le nombre des imaginations qui surgissaient, on avait cependant toujours encore le temps de n’être qu’un oiseau, il était incertain lequel. Seulement qu’après il y avait le retour.

Mon Dieu, de quoi fallait-il alors se dépouiller, et combien de choses oublier? Car il fallait oublier pour de vrai, c’était nécessaire; sinon, on se serait trahi lorsqu’ils insistaient. On avait beau hésiter et se retourner, le pignon de la maison enfin apparaissait quand même. La première fenêtre, là-haut, vous tenait sous son regard, quelqu’un peut-être y était. Les chiens dans lesquels l’attente s’était accrue toute la journée durant, traversaient les buissons et vous ramenaient à celui qu’ils croyaient reconnaître en vous. Et la maison faisait le reste. Il suffisait d’entrer à présent dans son odeur pleine, et déjà presque tout était décidé. Des détails pouvaient encore être modifiés; en gros on était déjà celui pour lequel ils vous tenaient ici; celui à qui ils avaient depuis longtemps composé une existence, faite de son petit passé et de leurs propres désirs; cet être de communauté qui jour et nuit était placé sous la suggestion de leur amour, entre leur espoir et leur soupçon, devant leur blâme ou leur approbation.

À un tel être il ne sert de rien de monter les escaliers avec d’infinies précautions. Tous seront au salon, et il suffit que la porte s’ouvre pour qu’ils regardent tous dans sa direction. Il reste dans l’obscurité, il veut attendre leurs questions. Mais alors vient le pire. Ils lui prennent les mains, ils le tirent vers la table, et tous, autant qu’ils sont, s’avancent curieusement devant la lampe. Ils ont beau jeu, ils se tiennent à contre-jour, et sur lui seul tombe, avec la lumière, toute la honte d’avoir un visage.

Restera-t-il et mentira-t-il cette vie d’à peu près qu’ils lui attribuent, et parviendra-t-il à leur ressembler de tout son visage? Se partagera-t-il entre la véracité délicate de sa volonté et la tromperie grossière qui la corrompt pour lui-même? Renoncera-t-il à devenir ce qui pourrait nuire à ceux de sa famille qui n’ont plus qu’un cœur faible?

Non, il partira. Par exemple lorsqu’ils sont tous occupés à lui préparer sa table d’anniversaire, avec ces cadeaux mal devinés qui doivent encore une fois tout compenser. Partir pour toujours. Beaucoup plus tard seulement il se rappelle avec quelle fermeté il avait alors décidé de ne jamais aimer, pour ne placer personne dans cette situation atroce d’être aimé. Des années plus tard il s’en souvient et comme les autres projets, celui-là aussi a été irréalisable. Car il a aimé et encore aimé dans sa solitude; chaque fois en gaspillant toute sa nature, et dans une crainte terrible pour la liberté de l’autre. Il a lentement appris à faire passer les rayons de son sentiment à travers l’objet aimé, au lieu de l’en consumer. Et il était gâté par l’enchantement de reconnaître à travers la forme de plus en plus transparente de l’aimée, les profondeurs qui s’ouvraient devant sa volonté de possession infinie.

Combien pouvait alors le faire pleurer, des nuits durant, le désir d’être lui-même traversé par de tels rayons! Mais une femme aimée qui cède, n’est de longtemps pas encore une femme qui aime. Oh, nuits sans consolations, qui lui rendaient ses dons en morceaux lourds d’éphémère. Comme il pensait alors aux troubadours qui ne craignaient rien tant que d’être exaucés! Il donnait tout l’argent acquis et multiplié pour ne plus recommencer cette expérience. Il les blessait en les payant grossièrement, par crainte de plus en plus grande qu’elles ne pussent essayer de répondre à son amour. Car il avait perdu l’espoir de connaître l’aimante qui le traversait.

Même aux temps où la pauvreté l’effrayait tous les jours par de nouvelles duretés, où sa tête était l’objet préféré de la misère, et tout usée par elle, où partout sur son corps s’ouvraient des ulcères comme des yeux de secours contre la noirceur de ses tribulations, et où il frémissait d’horreur devant les immondices sur lesquelles on l’avait abandonné parce qu’il était pareil à ces ordures: même alors encore, lorsqu’il réfléchissait, sa plus grande terreur était qu’on lui eût répondu. Qu’étaient toutes ces obscurités, auprès de l’épaisse tristesse de ces étreintes dans lesquelles tout se perdait. Ne se réveillait-on pas avec le sentiment d’être sans avenir? N’allait-on pas, par-ci et par-là, dépourvu de signification, sans avoir droit à aucun danger? N’avait-on pas dû promettre cent fois de ne pas mourir? Peut-être l’entêtement de ce mauvais souvenir qui de retour en retour voulait se conserver une place, faisait-il durer sa vie parmi les ordures. Enfin on retrouvait de nouveau ce sentiment de liberté. Et alors seulement, durant les années que l’on resta pâtre, ce passé nombreux s’apaisa.

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