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Mais les événements de ces conjonctures avaient ceci de particulier qu’on ne pouvait les apprendre avec des ménagements. Où quelque chose arrivait, l’événement se produisait avec tout son poids, et lorsqu’on le disait, il était comme d’un seul morceau. Aurait-on pu atténuer en quelque manière le fait que son frère avait été assassiné? et ceci que hier Valentina Visconti qu’il nommait sa chère sœur s’était agenouillée devant lui, ne soulevant que les voiles noirs de son veuvage, de son visage défiguré par la plainte et par l’accusation? Et aujourd’hui, durant des heures, un avocat tenace et bavard était là, et prouvait le bon droit de l’assassin princier, jusqu’à ce que le crime devînt transparent comme s’il allait s’élever, lumineux jusqu’au ciel. Et être juste c’était donner raison à tous, car Valentine d’Orléans mourut de chagrin, quoiqu’on lui promît vengeance. Et à quoi servait de pardonner toujours et encore au duc de Bourgogne; l’ardeur sombre du désespoir s’était emparée de lui, de sorte que, depuis des semaines, il habitait une tente au fond de la forêt d’Argilly et prétendait avoir besoin la nuit d’entendre bramer les cerfs pour son soulagement.

Lorsqu’on avait pensé à tout cela, toujours de nouveau, du commencement jusqu’à la fin, – et ce n’était pas long, – le peuple demandait à vous voir, et il vous voyait: perplexe. Mais le peuple se réjouissait du spectacle; il comprenait que c’était là le roi: ce silencieux, ce patient qui était là pour permettre que Dieu agît pardessus lui, dans son impatience tardive. Dans ses moments plus clairs sur le balcon de son hôtel de Saint-Pol, le roi pressentait peut-être ses progrès secrets; il se souvenait de ce jour de Roosbecke, où son oncle de Berry l’avait pris par la main, pour le conduire devant sa première victoire achevée; alors il avait dominé du regard, par cette journée singulièrement prolongée de novembre, les masses des Gantois, telles qu’elles s’étaient étranglées par leur propre densité, lorsqu’on avait chevauché sur eux de tous les côtés. Enroulés les uns dans les autres, comme un immense cerveau, ils étaient couchés là, par monceaux, tels qu’ils s’étaient eux-mêmes noués ensemble, pour se tenir de près. On perdait l’haleine lorsque l’on voyait, ça et là, leurs visages étouffés; on ne pouvait manquer de se représenter que l’air avait été repoussé loin de ces cadavres, que l’encombrement avait fait rester debout, par la fuite soudaine de tant d’âmes désespérées.

Cela, on l’avait gravé dans la mémoire du roi comme le commencement de sa gloire. Et il s’en était souvenu. Mais, si ç’avait été alors le triomphe de la mort, c’était à présent, tandis que sur ses jambes fléchissantes il était debout à la vue de tous, le mystère de l’amour. Il avait vu dans les yeux des autres que l’on pouvait comprendre ce champ de bataille, quelque immense qu’il fût. Mais ceci ne voulait pas être compris; c’était aussi merveilleux que jadis le cerf au collier d’or dans la forêt de Senlis. Sauf, qu’à présent c’était lui l’apparition, et que les autres étaient plongés dans la contemplation. Et il ne doutait pas qu’ils fussent hors d’haleine, et emplis de la même vaste attente qui l’avait surpris, ce jour de son adolescence, à la chasse, lorsque l’apparition silencieuse surgit d’entre les branches en le regardant. Le mystère de sa visibilité se répandait sur toute sa forme adoucie. Il ne bougeait pas, de peur de se fondre; le mince sourire sur son large visage simple prenait une durée naturelle comme chez les Saints en pierre, et ne se forçait pas. C’est ainsi qu’il se tendait. Et ce fut un de ces instants qui sont l’éternité, vue en abrégé. La foule le supporta à peine. Fortifiée, nourrie d’un réconfort infiniment multiplié, elle rompit le silence par le cri éclatant de sa joie. Mais en haut, sur le balcon, il n’y avait plus que Juvénal des Ursins, et il cria sur la première vague de calme que le roi viendrait rue Saint-Denis chez les frères de la Passion, pour y voir les mystères.

En de tels jours le roi était plein d’une conscience adoucie. Si un peintre de ce temps avait cherché quelque indice sur la vie au paradis, il n’aurait pas pu trouver de modèle plus parfait que la forme apaisée du roi, telle qu’elle apparaissait dans une des hautes fenêtres du Louvre, dans l’abandon des épaules. Il feuilletait un petit livre de Christine de Pisan qui s’intitule le Chemin de long étude, et qui lui était dédié. Il ne lisait pas les doctes polémiques de ce parlement allégorique qui s’était proposé de trouver le prince digne de régner sur le monde entier. Le livre s’ouvrait toujours de nouveau devant lui aux passages les plus simples: là où il était question de ce cœur qui, treize années durant, comme une cornue sur le feu de la douleur, n’avait servi qu’à distiller pour les yeux, l’eau de l’amertume. Il comprenait que la vraie consolation ne commençait que lorsque le bonheur était passé et révolu pour toujours. Rien n’était plus près de lui que cette consolation. Et tandis que son regard semblait embrasser le pont, là dehors, il aimait à regarder le monde à travers le cœur de Christine, par trop entraîné sur les chemins extraordinaires, dans l’extase de la grande Cuméenne, – le monde d’alors: ces mers aventureuses, ces villes aux tours étrangères, contenues par la pression des étendues; la solitude extatique des montagnes rassemblées, et les cieux explorés dans un doute heureux, ces cieux qui se fermaient alors seulement comme le crâne d’un nourrisson.

Mais lorsque quelqu’un entrait, le roi prenait peur et son esprit se ternissait peu à peu. Il permettait qu’on l’emmenât de la fenêtre et qu’on l’occupât. Ils lui avaient donné l’habitude de demeurer durant des heures avec des images, et il en était content. Une seule chose le fâchait, c’est qu’en tournant les pages on ne pût jamais garder devant soi, à la fois plusieurs images, et que, fixées qu’elles étaient dans des in-folio, on ne pût pas les mêler les unes sous les autres. Alors quelqu’un s’était souvenu d’un jeu de cartes qui était tombé en oubli, et le roi accorda sa faveur à celui qui le lui apporta. Tant lui tenaient à cœur ces cartons qui étaient bariolés, et chacun, mobile et plein d’imageries. Et tandis que les jeux de cartes devenaient à la mode parmi les courtisans, le roi était assis dans sa bibliothèque et jouait seul. De même qu’il levait en ce moment deux rois, l’un à côté de l’autre, de même Dieu l’avait posé récemment à côté du roi Vencislas; quelquefois une reine mourait, alors il mettait sur elle un as de cœur, c’était comme une pierre funéraire. Il ne s’étonnait pas qu’il y eût dans ce jeu plusieurs papes; il installait Rome là-bas, au bord de la table, et ici, à sa droite, était Avignon. Rome lui était indifférente; pour une raison quelconque il se la représentait ronde et n’y insistait pas davantage. Mais il connaissait Avignon. Et à peine y songeait-il, que sa mémoire répétait le haut palais hermétique et qu’elle se surmenait. Il fermait les yeux et devait largement reprendre haleine. Il avait peur de faire de mauvais rêves la nuit prochaine.

En somme, c’était vraiment une distraction reposante, et ils avaient eu raison de la lui suggérer. De telles heures le confirmaient, dans son opinion qu’il était roi, le roi Charles VI. Ceci ne veut pas dire qu’il s’exagérait son importance; il était loin de se croire plus qu’une de ces feuilles de papier, mais sa certitude se fortifiait que lui aussi était une carte déterminée, peut-être une carte mauvaise, une carte jetée avec colère et qui perdait toujours: mais toujours la même, jamais une autre. Et cependant, lorsqu’une semaine s’était passée, ainsi, à cette confirmation régulière de sa propre existence, il commençait à se sentir à l’étroit en lui. La peau se tendait autour du front et de la nuque comme s’il sentait tout à coup ses contours trop distincts. Personne ne savait à quelle tentation il cédait lorsqu’il s’informait des mystères et ne pouvait attendre qu’ils commençassent. Et lorsque enfin ils étaient arrivés, il habitait davantage la rue Saint-Denis que son hôtel de Saint-Paul.

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