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Il gela cette nuit et ce fut comme si gelait aussi la pensée qu’il était encore; si grande était sa dureté. Et des années passèrent avant qu’elle se fût défaite. Tous ces hommes, sans bien le savoir, à présent voulaient obstinément qu’il fût. Le destin dont il les avait frappés n’était supportable que par sa présence. Ils avaient eu tant de mal à apprendre qu’il était; mais à présent qu’ils le savaient par cœur, ils découvraient qu’il était facile à retenir et qu’ils ne l’oublieraient plus.

Mais le lendemain matin, septième jour de janvier, un mardi, on se remit cependant à sa recherche. Et cette fois il y avait un guide. C’était un page du duc, et l’on prétendait qu’il avait vu de loin tomber son maître. À présent il devait désigner l’endroit. Lui-même n’avait rien raconté. Le comte de Campobasso l’avait amené et avait parlé pour lui. À présent il marchait en avant, et les autres se tenaient tous derrière lui. Quiconque le voyait, bizarrement affublé et incertain, avait peine à croire qu’il était vraiment ce Gian-Battista Colonna qui était beau comme une jeune fille et fin des chevilles. Il tremblait de froid; l’air était rigide du gel nocturne, on entendait comme un grincement de dents sous les pas. D’ailleurs tous avaient froid. Seul le fou du duc, surnommé Louis XI, se donnait du mouvement. Il jouait au chien, courait en avant, revenait et trottait un instant à quatre pattes, à côté du page. Mais dès qu’il apercevait de loin un cadavre, il y courait, s’inclinait, et l’exhortait à faire un effort, et à être celui qu’on cherchait. Il lui laissait un peu de temps de réflexion, puis il revenait vers les autres, de mauvaise humeur, et menaçait et jurait et se plaignait de l’entêtement, de la paresse des morts. Et l’on allait toujours, et cela ne prenait pas fin. La ville n’était presque plus visible; car dans l’intervalle le temps s’était fermé, malgré le froid, et il était devenu gris et opaque. Le pays était couché, plat et indifférent, et le petit groupe des hommes semblait toujours égaré, à mesure qu’il s’éloignait davantage. Personne ne parlait. Seule, une vieille femme qui avait couru derrière eux ruminait quelque chose en secouant la tête; peut-être priait-elle.

Soudain le premier de la petite troupe s’arrêta et regarda autour de lui. Puis il se retourna brièvement vers Lupi, le médecin portugais du duc et montra quelque chose, devant lui. Quelques pas en avant, il y avait une étendue de glace, une sorte de marais ou d’étang, et il y avait là, à moitié enfoncés, dix ou douze cadavres. Ils étaient presque complètement dévêtus et dépouillés. Lupi allait, penché et attentif de l’un à l’autre. Et à présent l’on reconnaissait Olivier de Lamarche, et le prêtre, tandis qu’on allait et venait autour d’eux; mais la vieille était déjà agenouillée dans la neige, et gémissait, et se penchait sur une large main dont les doigts écartés étaient tendus vers elle. Tous accoururent. Lupi, avec quelques domestiques, essaya de retourner le cadavre, car il était couché sur la face. Mais le visage était pris dans la glace, et lorsqu’on l’en retira, l’une des joues se pela, sèche et mince, et il apparut que l’autre avait été arrachée par des chiens ou des loups, et le tout avait été fendu par une grande blessure qui commençait à l’oreille, de sorte que l’on ne pouvait même plus parler d’un visage. L’un après l’autre, ils se retournèrent. Chacun croyait trouver derrière soi le Romain. Mais ils ne voyaient que le fou qui était accouru, mauvais et sanglant. Il tenait un manteau loin de lui, et le secouait comme s’il devait en tomber quelque chose; mais le manteau était vide. On commença donc à chercher des signes particuliers, et il s’en trouva quelques-uns. On avait fait un feu et l’on lava le corps avec de l’eau chaude et du vin. La cicatrice du cou apparut, et les traces des deux grands abcès. Le médecin ne doutait plus. Mais on compara encore autre chose. Louis XI avait trouvé quelques pas plus loin le cadavre du grand cheval noir Moreau que le duc avait monté le jour de Nancy. Il enfourcha le cadavre et laissa pendre ses jambes courtes. Le sang coulait de ses narines à sa bouche, et l’on voyait qu’il le goûtait. L’un des domestiques rappela de l’autre côté qu’un ongle du pied gauche du duc avait été incarné. À présent tous cherchaient cet ongle. Mais le fou gigotait comme si on l’avait chatouillé et criait: «Ah, monseigneur, pardonne-leur de découvrir ainsi tes défauts les plus grossiers, les imbéciles, qui ne veulent pas te reconnaître à mon long visage où apparaissent toutes tes vertus».

[5][Le fou du duc était aussi le premier qui entra lorsque le cadavre fut dressé sur le lit. C’était dans la maison d’un certain Georges Marquis, personne n’aurait su dire pourquoi. Le drap mortuaire n’avait pas encore été étendu, et il eut ainsi l’impression du tout. Le blanc du linceul et le cramoisi du manteau contrastaient durement avec les noirs du baldaquin et de la couche. En avant, des bottes à longues tiges écarlates pointaient, avec de grands éperons dorés. Et que cela, là-haut, fût une tête, on ne pouvait plus le contester dès qu’on voyait la couronne. C’était une grande couronne ducale, avec je ne sais quelles pierres. Louis XI allait et venait et examinait tout de près. Il tâta même le satin, bien qu’il n’y entendît pas grand’chose. Ce devait être un satin de bonne qualité, peut-être un peu trop bon marché pour la maison de Bourgogne. Il recula encore une fois pour juger de l’ensemble. Les couleurs étaient singulièrement discontinues, à la lumière reflétée par la neige. Il grava chacune séparément dans sa mémoire. «Bien habillé, reconnut-il enfin, peut-être un peu trop prononcé.» La mort lui apparaissait comme un manieur de marionnettes qui a vite besoin d’un duc.]

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L’on fait bien de constater simplement certaines choses qui ne peuvent pas changer, sans déplorer les faits, ou même les juger. C’est ainsi qu’il m’est apparu clairement que je ne serais jamais un véritable liseur. Lorsque j’étais enfant je considérais la lecture comme une profession qu’il faudrait assumer, plus tard, un jour, lorsque viendrait le tour des professions. À dire la vérité je ne me représentais pas exactement quand cela arriverait. Je pensais que se manifesterait une époque à laquelle la vie se rabattrait en quelque sorte et ne viendrait plus que du dehors, ainsi qu’autrefois du dedans. Je me figurais qu’elle deviendrait alors intelligible, facile à interpréter, et n’admettant plus aucune équivoque. Peut-être, nullement simple, au contraire très exigeante, compliquée et difficile, j’y consens, mais toutefois visible. Cet illimité si singulier de l’enfance, ce non relatif, que jamais l’on n’avait dominé du regard, cela du moins serait alors surmonté. Sans doute ne voyait-on pas du tout, comment. Au vrai, cela s’accroissait toujours encore et se refermait de toutes parts, et plus l’on regardait au dehors, plus l’on remuait de choses au fond de soi: Dieu sait d’où elles venaient! Mais peut-être croissaient-elles jusqu’à un degré de force extrême, et se brisaient-elles tout à coup. Il était facile à observer que les grandes personnes n’en étaient que fort peu inquiétées; elles allaient et venaient, jugeaient et agissaient, et lorsqu’elles se heurtaient à des difficultés, celles-ci ne tenaient jamais qu’aux circonstances extérieures.

C’est à l’époque de ces transformations que je situais aussi la lecture. Alors on traiterait les livres comme des amis, on aurait un temps, à eux réservé, un certain temps qui s’écoulerait, régulièrement et docilement, justement aussi long qu’il vous plairait de le leur consacrer. Naturellement certains livres vous tiendraient de plus près et il n’est pas du tout dit que l’on serait assuré de ne pas perdre de temps en temps une demi-heure qui eût dû être consacrée à une promenade, à un rendez-vous, à un lever de rideau, ou à une lettre urgente. Mais que vos cheveux prissent un mauvais pli ou s’emmêlassent, comme si l’on s’était appuyé sur eux, ou que vos oreilles devinssent brûlantes, et vos mains froides comme du métal, et qu’une longue chandelle achevât de se consumer à côté de vous, jusque dans le chandelier, cela, Dieu merci, serait définitivement exclu.

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