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Mais, à présent que tout devient différent, notre tour n’est-il pas venu de nous transformer? Ne pourrions-nous essayer de nous développer un peu et de prendre peu à peu sur nous notre part d’effort dans l’amour? On nous a épargné toute sa peine, et c’est ainsi qu’il a glissé à nos yeux parmi les distractions, comme tombe parfois dans le tiroir d’un enfant un morceau de dentelle véritable, et lui plaît, et cesse de lui plaire, et reste là parmi des choses brisées et défaites, plus mauvais que tout. Nous sommes corrompus par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes, et nous sommes censés posséder la maîtrise. Mais qu’arriverait-il si nous méprisions nos succès? Quoi, si nous recommencions depuis l’origine à apprendre le travail de l’amour qui a toujours été fait pour nous? Quoi, si nous allions et si nous étions des débutants, à présent que tant de choses se prennent à changer?

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Et voici que je sais de nouveau ce qui arrivait lorsque maman déroulait les petites pièces de dentelles. Car elle avait occupé pour ses besoins un seul des tiroirs du secrétaire d’Ingeborg.

«Voulons-nous les regarder, Malte?» disait-elle, et elle se réjouissait comme si l’on allait lui faire cadeau de tout ce que contenait le petit casier en laque jaune. Et puis elle ne pouvait même plus, tant son impatience était grande, déplier le papier de soie. Chaque fois je devais m’en acquitter à sa place. Mais moi aussi j’étais tout agité lorsque les dentelles apparaissaient. Elles étaient enroulées autour d’un cylindre en bois que l’épaisseur de dentelle empêchait de voir. Et voici que nous les défaisions lentement et que nous regardions les dessins se dérouler et que nous nous effrayions un peu, chaque fois que l’un d’eux prenait fin. Ils s’arrêtaient si soudainement.

D’abord venaient des bandes de travail italien, des pièces coriaces aux fils tirés, dans lesquelles tout se répétait sans cesse, avec une claire évidence, comme dans un jardin de paysans. Et puis, tout à coup, une longue série de nos regards étaient grillagés de dentelle à l’aiguille vénitienne, comme si nous étions des cloîtres ou bien des prisons. Mais l’espace redevenait libre et l’on voyait loin, au fond des jardins qui se faisaient toujours plus artificiels, jusqu’à ce que tout devant les yeux devînt touffu et tiède, ainsi que dans une serre: des plantes fastueuses que nous ne connaissions pas, étalaient des feuilles immenses, des lianes étendaient leurs bras les unes vers les autres, comme si un vertige les avait menacées, et les grandes fleurs ouvertes des points d’Alençon troublaient tout de leur pollen répandu. Soudain, épuisé et troublé, l’on était dehors et l’on prenait pied dans la longue piste des Valenciennes, et c’était l’hiver, de grand matin, et il y avait du givre. Et l’on se poussait à travers les fourrés couverts de neige des Binche, et l’on parvenait à des endroits où personne encore n’avait marché; les branches se penchaient si singulièrement vers le sol; il y avait peut-être une tombe là-dessous, mais nous nous le dissimulions l’un à l’autre. Le froid se serrait toujours plus étroitement contre nous, et maman finissait par dire lorsque venaient les toutes fines pointes à fuseaux: «Oh! à présent nous allons avoir des cristaux de glace aux yeux», et c’était bien vrai, car au dedans de nous il faisait très chaud.

Nous soupirions tous deux sur la peine de devoir de nouveau enrouler les dentelles. C’était un long travail, mais nous ne voulions le confier à personne.

«Songe donc un peu, si nous avions dû les faire», disait maman, et elle avait l’air vraiment effrayée. Et en effet je ne me représentais pas du tout cela. Je me surprenais à penser à de petites bêtes qui filent toujours, et que, en retour, on laisse en repos. Mais non, c’était naturellement des femmes.

«Elles sont sûrement allées au ciel, celles qui ont fait cela», dis-je pénétré d’admiration. Je rappelle, car cela me frappa, que depuis longtemps je n’avais plus rien demandé sur le ciel. Maman soupira, les dentelles étaient de nouveau réunies. Après un instant, alors que j’avais déjà oublié ce que je venais de dire, elle prononça très lentement: «Au ciel? Je crois qu’elles sont tout entières ici dedans. Quand on les regarde ainsi: ce pourrait bien être une béatitude éternelle. On sait si peu de chose sur tout cela.»

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Souvent, lorsqu’il y avait des visites chez nous, on disait que les Schulin se restreignaient. Le grand manoir avait brûlé voici quelques années, et à présent ils habitaient les deux ailes latérales et se restreignaient. Mais ils avaient dans le sang l’habitude de recevoir des invités. Et ils ne pouvaient renoncer à cela. Lorsque quelqu’un venait chez nous de façon tout à fait inattendue, il venait probablement de chez les Schulin; et si quelqu’un regardait tout à coup sa montre et s’en allait avec un air effrayé, c’était sûrement qu’il était attendu à Lystager.

À la vérité maman n’allait déjà plus nulle part, mais cela, les Schulin ne pouvaient le comprendre; il n’y avait pas d’autre solution, il fallait y aller un jour ou l’autre. C’était en décembre, après quelques précoces chutes de neige; le traîneau était commandé pour trois heures, je devais être de la promenade. Mais on ne partait jamais de chez nous à l’heure précise. Maman qui n’aimait pas qu’on annonçât la voiture, descendait le plus souvent beaucoup trop tôt, et lorsqu’elle ne trouvait personne, elle se rappelait toujours quelque chose qui aurait dû être fait depuis longtemps, et elle commençait à chercher ou à ranger je ne sais quoi, tout en haut de la maison, si bien qu’il n’y avait presque plus moyen de l’atteindre. Finalement nous étions tous là debout, et nous attendions. Et lorsque, enfin, elle était assise et empaquetée, on découvrait encore qu’on avait oublié quelque chose, et il fallait faire chercher Sieversen; car Sieversen seule savait où cela se trouvait. Mais ensuite on démarrait brusquement, avant même que Sieversen fût revenue.

Ce jour-là il n’avait pas du tout fini par faire clair. Les arbres étaient là, comme empêchés d’avancer dans le brouillard, et il y avait de l’entêtement à vouloir quand même entrer là-dedans. La neige cependant recommençait à tomber en silence, et à présent c’était comme si tout, jusqu’au dernier trait, avait été effacé, comme si l’on conduisait dans une page blanche. Il n’y avait rien que le son des grelots, et l’on n’aurait pu dire exactement où ils se trouvaient. Vint un instant qu’il cessa même, comme si le dernier grelot avait été dépensé. Mais ensuite le tintement se rassembla de nouveau, et fut d’accord, et de nouveau se répandit hors de l’abondance. Le clocher à gauche, on pouvait l’avoir imaginé. Mais le contour du parc était soudain là, haut, presque au-dessous de nous, et l’on se trouvait dans la longue avenue. Les grelots ne se détachaient plus complètement; c’était comme s’ils s’étaient accrochés, par grappes, à gauche et à droite, aux arbres. Puis l’on vira et l’on tourna autour de quelque chose, à droite, et l’on s’arrêta au milieu.

Georg avait complètement oublié que la maison n’était plus là, et pour nous tous elle fut là en cet instant. Nous montâmes le perron qui conduisait sur l’ancienne terrasse et nous étions tous étonnés qu’il fût si sombre. Subitement une porte s’ouvrit à gauche, derrière nous, et quelqu’un cria: «Par ici», leva et agita une lumière embuée. Mon père rit: «Nous errons ici comme des fantômes», et il nous aida à redescendre les marches.

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