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Mais elle ne nous pardonna jamais complètement la mort de maman. Elle vieillit d’ailleurs rapidement durant l’hiver qui suivit. En marchant elle était toujours encore grande, mais dans le fauteuil elle s’affaissait, et son ouïe devenait dure. On pouvait s’asseoir près d’elle et la regarder, avec de grands yeux, durant des heures; elle ne le sentait pas. Elle était enfoncée quelque part en elle-même; elle ne revenait que rarement, et pour de brefs instants, dans ses sens qui étaient vides, qu’elle n’habitait plus. Alors elle disait quelques mots à la comtesse qui lui redressait sa mantille, et de ses grandes mains fraîchement lavées, amenait sa robe sous elle, comme si l’on avait répandu de l’eau, ou comme si nous n’étions pas très propres.

Elle mourut aux approches du printemps, en ville, une nuit. Sophie Oxe dont la porte était ouverte n’avait rien entendu. Lorsqu’on trouva Mme Margarete Brigge au matin, elle était froide comme du verre.

Aussitôt après commença la grande et terrible maladie du chambellan. C’était comme s’il avait attendu la fin de sa femme pour mourir sans égards, avec autant de violence qu’il était nécessaire.

*

C’est en l’année qui suivit la mort de maman que j’aperçus pour la première fois Abelone. Abelone était toujours là. C’était même son tort le plus grave. Et puis, Abelone n’était pas sympathique, c’est ce que j’avais constaté, un jour, autrefois, en je ne sais plus quelle occasion, et je n’avais jamais sérieusement vérifié cette opinion. Quant à demander une explication quelconque touchant la présence ou la nature d’Abelone cela m’eût semblé jusque-là presque ridicule. Abelone était là et on usait d’elle tant bien que mal. Mais tout à coup je me demandai: pourquoi Abelone est-elle là? Chacun de nous a pourtant une certaine raison d’être, ici, même si elle n’est pas toujours à première vue apparente, comme par exemple l’utilité de mademoiselle Oxe. Mais pourquoi Abelone était-elle toujours là? À un moment donné on m’avait dit qu’elle devait se distraire. Puis ce fut de nouveau oublié. Personne ne contribuait en rien à la distraction d’Abelone. On n’avait pas du tout l’impression qu’elle dût se divertir beaucoup.

D’ailleurs, Abelone avait une qualité: elle chantait. C’est-à-dire qu’il y avait des périodes durant lesquelles elle chantait. Il y avait en elle une musique forte et immuable. S’il est vrai que les anges sont mâles, on peut dire qu’il y avait un accent mâle dans sa voix: une virilité rayonnante, céleste. Moi qui comme enfant déjà, étais si méfiant à l’égard de la musique (non pas parce qu’elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même, mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus où elle m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé), je supportais cette musique sur laquelle on pouvait monter, monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà. Je ne soupçonnais pas alors, qu’Abelone dût encore m’ouvrir d’autres cieux.

Tout d’abord nos rapports se bornèrent à ceci qu’elle me parlait de l’enfance de maman. Elle tenait beaucoup à me persuader combien courageuse et jeune maman avait été. Il n’y avait personne jadis, à l’en croire, qui eût pu se mesurer avec maman dans la danse et l’équitation. «Elle était la plus hardie de toutes et infatigable, et puis elle se maria tout à coup», disait Abelone, qui depuis tant d’années n’était pas revenue de son étonnement. «Cela arriva de façon si inattendue: personne n’y comprenait rien.»

Je fus curieux de savoir pourquoi Abelone ne s’était pas mariée. Elle me paraissait âgée relativement, et qu’elle pût encore épouser quelqu’un, c’est à quoi je ne songeai pas.

«Il n’y avait personne», répondit-elle simplement et en prononçant ces mots elle devint très belle. Abelone est-elle belle? me demandai-je surpris. Puis je quittai la maison pour l’Académie nobiliaire, et une période odieuse et pénible de ma vie commença. Mais lorsque, là-bas, à Sorô, j’étais debout dans l’embrasure de la fenêtre, à l’écart des autres et qu’ils me laissaient un peu en paix, je regardais dehors, vers les arbres, et en de tels instants de la nuit, la certitude grandissait en moi qu’Abelone était belle. Et je commençai de lui écrire toutes ces lettres, longues et brèves, beaucoup de lettres secrètes où je croyais parler d’Ulsgaard, et de mon infortune. Mais je vois bien à présent qu’elles durent être des lettres d’amour. Et enfin, vinrent les vacances, qui d’abord ne voulaient pas se décider à approcher, et ce fut comme d’un accord préalable, que nous ne nous revîmes pas devant les autres.

Il n’y avait rien du tout de convenu entre nous, mais lorsque la voiture vira pour entrer dans le parc, je ne pus m’empêcher de descendre, peut-être seulement parce que je ne voulais pas arriver en voiture, comme n’importe quel étranger. Nous étions déjà en plein été. Je pris l’un des chemins, et courus vers un cytise. Et voici qu’Abelone était là. Belle, ô belle Abelone!

Je n’oublierai jamais comment ce fut lorsque tu me regardas alors. Comme tu portais ton regard, pareil à une chose qui ne serait pas fixée, le retenant sur ton visage incliné en arrière.

Ah, le climat n’a-t-il donc pas du tout changé, ne s’est-il pas adouci autour d’Ulsgaard, de toute notre chaleur? Certaines roses depuis lors ne fleurissent-elles pas plus longtemps, dans le parc jusqu’en plein décembre?

Je ne veux rien raconter de toi, Abelone. Non parce que nous nous trompions l’un l’autre: parce que tu en aimais un, encore en ce temps-là, que tu n’as jamais oublié, aimante, et moi, toutes les femmes; mais parce que à dire les choses on ne peut que faire du mal.

*

Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là; il y a six tapisseries; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques: grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux: de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu? Veux-tu commencer par la première?

Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.

Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile: cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part; mais à droite la licorne comprend.

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