Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Sieversen racontait jusqu’à sa mort comment j’étais tombé à la renverse et comment ils avaient continué de rire, croyant que cela faisait partie du jeu. Ils étaient habitués à cela de ma part. Mais ensuite j’étais resté étendu et je n’avais pas répondu. Et quelle frayeur lorsqu’ils découvrirent enfin que j’étais sans connaissance et que j’étais couché là comme un morceau de quelque chose au milieu de ces toiles, oui, comme un morceau.

*

Le temps s’écoulait avec une incalculable rapidité, et puis tout à coup revenait l’époque où il fallait inviter le pasteur Docteur Jespersen. C’était alors un repas pénible et qui semblait aux deux parties interminable. Habitué à la société très pieuse qui par égard pour lui se dissolvait entièrement, le pasteur n’était pas chez nous dans son élément; il était en quelque sorte jeté sur la terre ferme et manquait d’air. La respiration au moyen des branchies qu’il avait développées en lui s’opérait difficilement; des bulles se formaient, et tout cela n’allait pas sans danger. De sujets de conversation, je dois dire pour être exact qu’il n’y en avait pas du tout; on soldait des restes à des prix invraisemblables; c’était une liquidation de tous les stocks. Docteur Jespersen devait se contenter d’être chez nous une sorte d’homme privé; c’est-à-dire précisément ce qu’il n’avait jamais été. Il était, aussi haut qu’on pouvait remonter dans le passé, spécialiste du rayon de l’âme. L’âme était pour lui une institution publique qu’il représentait, et il réussissait à n’être jamais hors de service commandé, même pas dans ses rapports avec sa femme: «Sa modeste et fidèle Rebecca sanctifiée par l’enfantement», comme Lavater s’exprime dans un autre cas.

[2][En ce qui concerne mon père, son attitude à l’égard de Dieu était d’une parfaite correction et d’une irréprochable courtoisie. À l’église il me semblait parfois, à le voir debout, en attente ou légèrement penché, qu’il se trouvait justement être capitaine des chasses au service de Dieu. Quant à maman il lui semblait presque offensant que quelqu’un pût entretenir avec Dieu des rapports de politesse. Si le hasard lui avait donné une religion aux rites expressifs et compliqués, dans quelle félicité se serait-elle pendant des heures entières agenouillée ou jetée par terre, ou aurait-elle, de façon large et circonstanciée, fait le signe de la croix en se touchant la poitrine et les épaules. Elle ne m’enseignait pas vraiment à prier, mais c’était pour elle un apaisement de savoir que je m’agenouillais volontiers, que je joignais les mains, tantôt en entre-croisant les doigts, tantôt en les appuyant les uns contre les autres, selon que je le trouvais plus ou moins expressif. Assez abandonné à moi-même, je traversai de bonne heure une série de phases que je ne rapportai que beaucoup plus tard à Dieu, dans un moment de désespoir et cela avec une telle violence qu’il se forma et se défit presque au même instant. Il est évident que je dus tout recommencer depuis le début. Et pour ce début je croyais parfois avoir besoin de maman, quoiqu’il valût naturellement mieux que je le vécusse seul. Et c’est vrai qu’elle était alors déjà morte depuis longtemps.]

À l’égard du docteur Jespersen maman pouvait montrer une vivacité qui touchait presque à l’exubérance. Elle engageait avec lui une conversation qu’il prenait au sérieux, puis, dès qu’il s’écoutait parler, elle croyait avoir assez fait et l’oubliait aussi complètement que s’il était déjà reparti. «Comment donc peut-il, disait-elle parfois de lui, aller et venir et entrer chez les gens, tandis qu’ils meurent?»

Il vint aussi chez elle en cette occasion, mais elle ne l’a sûrement plus vu. Ses sens moururent, l’un après l’autre, en premier lieu la vue. C’était en automne, nous devions partir pour la ville, mais elle tomba malade, ou plutôt elle commença tout de suite à mourir, à mourir lentement et tristement, de toute sa surface. Les médecins vinrent, et un certain jour ils furent là tous à la fois et régnèrent sur la maison. Pendant quelques heures il semblait qu’elle n’appartînt plus qu’au professeur et à ses assistants et qu’eux seuls eussent des ordres à donner. Mais aussitôt après ils se désintéressèrent de tout, et ne vinrent plus que par pure politesse, un à un, pour accepter un cigare ou un verre de porto. Et pendant ce temps maman mourait.

On n’attendait plus que l’unique frère de maman, le comte Christian Brahe, qui, on se le rappelle, avait été pendant quelque temps au service de la Turquie, où il avait reçu, comme on disait toujours, de grandes distinctions. Il vint un matin, accompagné d’un domestique étranger, et je fus surpris de voir qu’il était plus grand que mon père et semblait le plus âgé. Les deux hommes échangèrent aussitôt quelques paroles qui avaient, je suppose, trait à maman. Il y eut une pause. Puis mon père dit: «Elle est très défigurée». Je ne compris pas cette expression, mais je frissonnai en l’entendant. J’avais l’impression que mon père avait dû se surmonter pour la prononcer. Mais c’était sans doute surtout son orgueil qui souffrait de cet aveu.

*

Plusieurs années après j’entendis de nouveau parler du comte Christian. Cela se passait à Urnekloster et c’était Mathilde Brahe qui aimait à parler de lui. Je suis cependant certain qu’elle avait arrangé les différents épisodes à sa manière, car la vie de mon oncle, dont l’opinion publique et même la famille n’étaient informées que par des racontars qu’il dédaignait de confondre, ouvrait un champ vraiment infini aux interprétations. Urnekloster est maintenant sa propriété. Mais personne ne sait s’il l’habite. Peut-être voyage-t-il encore toujours, comme c’était son habitude. Peut-être la nouvelle de sa mort, écrite de la main du domestique étranger, en mauvais anglais ou en quelque langue inconnue, quitte-t-elle en ce moment je ne sais quel continent lointain. Peut-être aussi cet homme ne donnera-t-il même pas signe de vie, s’il doit quelque jour survivre seul à son maître. Peut-être tous les deux ont-ils disparu depuis longtemps et sont encore inscrits sur la liste des passagers d’un bateau perdu en mer, sous des noms qui n’étaient pas les leurs.

À Urnekloster, lorsqu’une voiture entrait dans la cour, je m’attendais toujours à le voir arriver, et mon cœur en battait bizarrement. Mathilde Brahe assurait qu’il venait ainsi, que telle était sa singularité d’être là subitement lorsqu’on croyait le moins que ce fût possible. Il ne vint jamais, mais mon imagination était occupée de lui des semaines durant; j’avais le sentiment que nous nous devions d’entretenir des rapports, et j’aurais beaucoup aimé à savoir sur lui des choses vraies.

Lorsque peu après mon intérêt changea d’objet et se porta, à la suite de certains événements, tout entier sur Christine Brahe, je ne m’efforçai pas, chose singulière, de connaître les circonstances de sa vie. En revanche la pensée m’inquiétait de savoir si son portrait existait dans la galerie. Et le désir d’établir cela augmentait de façon si exclusive et tourmenteuse que, pendant plusieurs nuits de suite je ne dormis pas, jusqu’à ce que vînt, très inopinément, celle où, un peu malgré moi, je me levai et montai en portant ma lumière qui semblait avoir peur.

Pour ma part je ne pensais pas à la peur. Je ne pensais pas du tout: j’allais. Les hautes portes s’effaçaient en jouant derrière, devant moi, au-dessus de moi; les chambres que je traversais se tenaient coites. Et enfin je compris à la profondeur qui me baignait que j’étais entré dans la galerie. Je sentis à ma droite les fenêtres, avec leur nuit et à gauche devaient se trouver les tableaux. Je levai mon lumignon aussi haut que je le pus. Oui: les tableaux étaient là.

20
{"b":"125425","o":1}