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«L’accusé fut interrompu par le juge d’instruction que ce discours commençait à impatienter et qui avait hâte d’arriver à l’interrogatoire qui lui promettait de curieuses révélations.

«Il ordonna à Boulet-Rouge de se rasseoir.

«- Vous avez promis à la justice, lui dit-il, de ne dissimuler aucun de vos crimes et de révéler le nom de tous vos complices. Êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions?

«- Pardon, monsieur le juge d’instruction, répondit l’accusé avec un grand sang-froid, je vous ai promis l’histoire de ma vie, cela est vrai. Quant aux noms de ceux que vous appelez mes complices, il me serait bien difficile de vous les énumérer. Car eussé-je assez de mémoire pour me les rappeler, vos prisons et vos bagnes ne seraient jamais assez vastes pour contenir toutes les personnes qui, soit directement, soit indirectement, ont aidé mes entreprises.

«Ma liste commencerait au gouverneur général des Indes qui m’a honoré de son amitié, après mon évasion de Cayenne, et se terminerait à madame la comtesse de Bréant chez laquelle j’ai eu l’honneur de faire une partie d’écarté avec monsieur.

«Je vais donc me borner à vous raconter succinctement les principaux épisodes de ma vie. Je n’en prendrai que les traits les plus saillants, car je compte en consigner les détails dans des Mémoires que je publierai pendant mon séjour en prison… à moins qu’il ne me prenne la fantaisie de m’évader encore une fois.

«Je veux vous épargner la peine de me poser des questions, continua le prévenu qui décidément aimait les longs discours, – ce qui montrait à quel point il lui avait fallu être habile pour jouer avec une aussi grande perfection le rôle du taciturne Bréhat-Kerguen. – Je vais vous esquisser rapidement le tableau de mes premières années pour en arriver à ce qui paraît vous intéresser le plus dans toute cette affaire, à savoir mon introduction dans le château de ce vieux loup de Kerguen et mon expédition à Paris à la recherche du testament de son frère.»

«Après ce préambule, l’accusé commença son récit qui fut fort long et dura jusqu’à sept heures du soir.

«Je ne vous le rapporterai pas dans tous ses détails.

Les journaux le publieront sans doute au moment des débats, et vous verrez alors tout ce qu’il a fallu à cet homme d’audace et de sang-froid pour accomplir tant de crimes monstrueux sans tomber entre les mains de la justice.

«Il nous a prouvé que ce qui l’a toujours perdu, c’est son amour de l’anatomie.

«À vingt-cinq ans, il fut envoyé à Cayenne pour crime d’assassinat. Lorsqu’il fut arrêté, il n’y avait contre lui que des preuves insignifiantes, et une ordonnance de non-lieu allait être rendue en sa faveur, lorsqu’on trouva dans sa chambre le bras de sa victime, qu’il avait disséqué avec un art infini.

«Dans cette dernière affaire, qui probablement lui coûtera la vie, si je n’avais pas aperçu dans l’obscurité du caveau le squelette de M. Bréhat-Kerguen, je n’aurais pas eu l’idée d’y faire une perquisition: je n’aurais pas découvert le sac de cuir; la blessure qu’il me fît au talon dans la nuit du vendredi aurait été mortelle… et, par conséquent, l’impunité lui eût été assurée.

«Comme le juge d’instruction lui exprimait son étonnement qu’un homme adroit comme il l’était eût conservé une pièce à conviction aussi redoutable que le squelette de sa victime:

«- Eh! mon Dieu! que voulez-vous? répondit-il, j’ai eu bien souvent l’idée de m’en défaire… Une fois même, je l’ai porté jusqu’au vivier pour le cacher au fond de l’eau… Mais j’ai regardé cela comme une faiblesse, comme une lâcheté indigne de moi!… Et puis il était si admirablement préparé!… C’était un véritable objet d’art que j’aimais à contempler souvent: je n’aurais pas voulu m’en séparer! c’était encore comme un trophée de la victoire éclatante que j’avais remportée sur la police, non seulement en échappant à ses poursuites, mais en venant, moi qu’on avait traqué comme une bête fauve, moi, le bandit dont la tête était mise à prix, m’installer dans un château féodal et y vivre en grand seigneur!»

«Il nous dit ensuite par quels moyens il avait pu se soustraire, dix ans auparavant, aux poursuites actives qu’on avait dirigées contre lui; comment ses connaissances en médecine, acquises aux Grandes-Indes où il s’était réfugié après son évasion de Cayenne, lui avaient permis de jouer deux fois en dix ans ce rôle du docteur Wickson qui lui avait ouvert tous les salons de Paris et avait dépisté les limiers lancés contre lui.

«C’est vraiment un homme merveilleusement doué, mais qui possède surtout une audace et un sang-froid qui l’emportent encore sur son adresse. Car – vous pouvez d’ailleurs en juger par ce que vous connaissez de lui – il a montré en toutes circonstances moins de finesse que d’intrépidité.

«Il a un grand talent de narration et affectionne dans son langage les expressions vives et imagées.

«Nous l’écoutions comme on écoute dans vos salons de Paris un voyageur qui revient d’excursions lointaines et qui sait mettre dans ses récits un charme incomparable. Il raconte ses crimes avec la meilleure bonne foi du monde et semble en tirer gloire.

«N’étaient les gendarmes qui l’accompagnent et les menottes qui l’enchaînent, on le prendrait pour un de nos amis qui vient nous raconter ses aventures d’outremer et les péripéties d’un long et périlleux voyage; non pour un prévenu qui est sous le coup d’une accusation capitale et dont la tête est d’avance promise à l’échafaud.

«Cette nature bizarre et forte m’intéresse au dernier point, et maintenant que le malheureux Guérin est certain d’avoir la vie sauve, je fais presque des vœux pour que Boulet-Rouge échappe au dernier supplice. Ce serait vraiment dommage qu’un homme de cette trempe allât finir sous le couperet de la guillotine, comme un assassin vulgaire!

«J’extrais de son interrogatoire les faits qui se rapportent directement à ce qui sera un jour appelé l’Affaire Bréhat-Lenoir, et je vous en envoie à la hâte le résumé succinct.

«Les aveux qu’il fit au sujet du meurtre de M. Bréhat-Kerguen confirmèrent en tous points les révélations d’Yvonne.

«Je lui demandai à ce propos pourquoi il avait voulu, dans la nuit du jeudi, déterminer sa complice à quitter le château pour fuir à Rennes, et pourquoi, après son refus, il avait pris la résolution de la tuer.

«- Ah! répondit-il, c’est que je me doutais bien que vous étiez venu avec moi pour espionner mes actions et pour surprendre mes secrets. Seul, je ne vous craignais pas. J’étais bien sûr, d’autre part, que jamais vous ne pourriez tirer quelque renseignement du vieil idiot, qui d’ailleurs n’aurait rien eu à vous apprendre, puisqu’il m’a toujours pris pour son véritable seigneur et maître.

«Mais je craignais Yvonne. Vous savez, les femmes sont sujettes aux remords, aux attaques de nerfs. Si vous aviez connu sa présence au château, – et la suite a montré que mes appréhensions étaient fondées, – vous auriez pu la faire parler. Voilà pourquoi j’ai voulu l’envoyer à Rennes et pourquoi, sur son refus de partir, j’ai voulu la tuer.

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