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– On disait tant de mal de ce magistrat! pensa la comtesse en suivant l’huissier; il a cependant une grande qualité, c’est d’être abordable à toute heure. Un chancelier!… c’est étrange.

Et tout en marchant, elle frémissait à l’idée de trouver un homme d’autant plus revêche, d’autant plus disgracieux qu’il se donnait ce privilège par l’assiduité à ses devoirs. M. de Maupeou, enseveli sous une vaste perruque et vêtu de l’habit de velours noir, travaillait dans un cabinet, portes ouvertes.

La comtesse, en entrant, jeta un regard rapide autour d’elle; mais elle vit avec surprise qu’elle était seule, et que nulle autre figure que la sienne et celle du maigre, jaune et affairé chancelier ne se réfléchissait dans les glaces.

L’huissier annonça madame la comtesse de Béarn.

M. de Maupeou se leva tout d’une pièce et se trouva du même mouvement adossé à sa cheminée.

Madame de Béarn fit les trois révérences de rigueur.

Le petit compliment qui suivit les révérences fut quelque peu embarrassé. Elle ne s’attendait pas à l’honneur… elle ne croyait pas qu’un ministre si occupé eût le courage de prendre sur les heures de son repos…

M. de Maupeou répliqua que le temps n’était pas moins précieux pour les sujets de Sa Majesté, que pour ses ministres; que cependant il y avait encore des distinctions à faire entre les gens pressés; qu’en conséquence il donnait toujours son meilleur reste à ceux qui méritaient ces distinctions.

Nouvelles révérences de madame de Béarn, puis silence embarrassé, car là devaient cesser les compliments et commencer les requêtes.

M. de Maupeou attendait en se caressant le menton.

– Monseigneur, dit la plaideuse, j’ai voulu me présenter devant Votre Excellence pour lui exposer très humblement une grave affaire de laquelle dépend toute ma fortune.

M. de Maupeou fit de la tête un léger signe qui voulait dire: «Parlez.»

– En effet, monseigneur, reprit-elle, vous saurez que toute ma fortune, ou plutôt celle de mon fils, est intéressée dans le procès que je soutiens en ce moment contre la famille Saluces.

Le vice-chancelier continua de se caresser le menton.

– Mais votre équité m’est si bien connue, monseigneur, que, tout en connaissant l’intérêt, je dirai même l’amitié que Votre Excellence porte à ma partie adverse, je n’ai pas hésité un seul instant à venir supplier Son Excellence de m’entendre.

M. de Maupeou ne put s’empêcher de sourire en entendant louer son équité: cela ressemblait trop aux vertus apostoliques de Dubois, que l’on complimentait aussi sur ses vertus cinquante ans auparavant.

– Madame la comtesse, dit-il, vous avez raison de dire que je suis ami des Saluces; mais vous avez aussi raison de croire qu’en prenant les sceaux j’ai déposé toute amitié. Je vous répondrai donc, en dehors de toute préoccupation particulière, comme il convient au chef souverain de la justice.

– Oh! monseigneur, soyez béni! s’écria la vieille comtesse.

– J’examine donc votre affaire en simple jurisconsulte, continua le chancelier.

– Et j’en remercie Votre Excellence, si habile en ces matières.

– Votre affaire vient bientôt, je crois?

– Elle est appelée la semaine prochaine, monseigneur.

– Maintenant, que désirez-vous?

– Que Votre Excellence prenne connaissance des pièces.

– C’est fait.

– Eh bien! demanda en tremblant la vieille comtesse, qu’en pensez-vous, monseigneur?

– De votre affaire?

– Oui.

– Je dis qu’il n’y a pas un seul doute à avoir.

– Comment? sur le gain?

– Non, sur la perte.

– Monseigneur dit que je perdrai ma cause?

– Indubitablement. Je vous donnerai donc un conseil.

– Lequel? demanda la comtesse avec un dernier espoir.

– C’est, si vous avez quelque payement à faire, le procès jugé, l’arrêt rendu…

– Eh bien?

– Eh bien! c’est de tenir vos fonds prêts.

– Mais, monseigneur, nous sommes ruinés, alors!

– Dame! vous comprenez, madame la comtesse, que la justice ne peut entrer dans ces sortes de considérations.

– Cependant, monseigneur, à côté de la justice, il y a la pitié.

– C’est justement pour cette raison, madame la comtesse, qu’on a fait la justice aveugle.

– Mais, cependant, Votre Excellence ne me refusera point un conseil.

– Dame! demandez. De quel genre le voulez-vous?

– N’y a-t-il aucun moyen d’entrer en arrangement, d’obtenir un arrêt plus doux?

– Vous ne connaissez aucun de vos juges? demanda le vice-chancelier.

– Aucun, monseigneur.

– C’est fâcheux! MM. de Saluces sont liés avec les trois quarts du parlement, eux!

La comtesse frémit.

– Notez bien, continua le vice-chancelier, que cela ne fait rien quant au fond des choses, car un juge ne se laisse pas entraîner par des influences particulières.

C’était aussi vrai que l’équité du chancelier et les fameuses vertus apostoliques de Dubois. La comtesse faillit s’évanouir.

– Mais enfin, continua le chancelier, la part faite de l’intégrité, le juge pense plus à son ami qu’à l’indifférent; c’est trop juste lorsque c’est juste, et, comme il sera juste que vous perdiez votre procès, madame, on pourra bien vous en rendre les conséquences aussi désagréables que possible.

– Mais c’est effrayant, ce que Votre Excellence me fait l’honneur de me dire.

– Quant à moi, madame, continua M. de Maupeou, vous pensez bien que je m’abstiendrai; je n’ai pas de recommandation à faire aux juges, et, comme je ne juge pas moi-même; je puis donc parler.

– Hélas! monseigneur, je me doutais bien d’une chose!

Le vice-chancelier fixa sur la plaideuse ses petits yeux gris.

– C’est que, MM. de Saluces habitant Paris, MM. de Saluces sont liés avec tous mes juges, c’est que MM. de Saluces, enfin, seraient tout-puissants.

– Parce qu’ils ont le droit d’abord.

– Qu’il est cruel, monseigneur, d’entendre sortir ces paroles de la bouche d’un homme infaillible comme est Votre Excellence.

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