– Et de qui cela dépend-il donc?
– De vous.
– De moi?
– Oui, sans doute. Trouvez une marraine.
– Parmi vos bégueules de la cour? Votre Majesté sait bien que c’est impossible; elles sont toutes vendues aux Choiseul, aux Praslin.
– Allons, je croyais qu’il était convenu que nous ne parlerions plus ni des uns ni des autres.
– Je n’ai pas promis cela, sire.
– Eh bien! je vous demande une chose.
– Laquelle?
– C’est de les laisser où ils sont, et de rester où vous êtes. Croyez-moi, la meilleure place est à vous.
– Pauvres affaires étrangères! pauvre marine!
– Comtesse, au nom du ciel, ne faisons pas de politique ensemble.
– Soit; mais vous ne pourrez pas m’empêcher d’en faire toute seule.
– Oh! toute seule, tant que vous voudrez.
La comtesse étendit la main vers une corbeille pleine de fruits, y prit deux oranges, et les fit sauter alternativement dans sa main.
– Saute, Praslin! saute, Choiseul! dit-elle; saute, Praslin! saute, Choiseul!
– Eh bien! dit le roi, que faites-vous?
– J’use de la permission que m’a donnée Votre Majesté, sire, je fais sauter le ministère.
En ce moment, Dorée entra, et dit un mot à l’oreille de sa maîtresse.
– Oh! certainement! s’écria celle-ci.
– Qu’y a-t-il? demanda le roi.
– Chon, qui arrive de voyage, sire, et qui demande à présenter ses hommages à Votre Majesté.
– Qu’elle vienne, qu’elle vienne! En effet, depuis quatre ou cinq jours, je sentais qu’il me manquait quelque chose, sans savoir quoi.
– Merci, sire, dit Chon en entrant.
Puis, s’approchant de l’oreille de la comtesse.
– C’est fait, dit-elle.
La comtesse ne put retenir un petit cri de joie.
– Eh bien! qu’y a-t-il? demanda Louis XV.
– Rien, sire; je suis heureuse de la revoir, voilà tout.
– Et moi aussi. Bonjour, petite Chon, bonjour.
– Votre Majesté permet que je dise quelques mots à ma sœur? demanda Chon.
– Dis, dis, mon enfant. Pendant ce temps-là, je vais demander à Sartine d’où tu viens.
– Sire, dit M. de Sartine, qui voulait esquiver la demande, Votre Majesté voudra-t-elle m’accorder un instant?
– Pourquoi faire?
– Pour parler de choses de la dernière importance, sire.
– Oh! j’ai bien peu de temps, monsieur de Sartine, dit Louis XV en bâillant d’avance.
– Sire, deux mots seulement.
– Sur quoi?…
– Sur ces voyants, ces illuminés, ces déterreurs de miracles.
– Ah! des charlatans. Donnez-leur des patentes de jongleurs, et ils ne seront plus à craindre.
– Sire, j’oserai insister pour dire à Votre Majesté que la situation est plus grave qu’elle ne le croit. À chaque instant, il s’ouvre de nouvelles loges maçonniques. Eh bien! sire, ce n’est déjà plus une société, c’est une secte, une secte à laquelle s’affilient tous les ennemis de la monarchie: les idéologues, les encyclopédistes, les philosophes. On va recevoir en grande cérémonie M. de Voltaire.
– Il se meurt.
– Lui? Oh! que non, sire – pas si niais.
– Il s’est confessé.
– C’est une ruse.
– En habit de capucin.
– C’est une impiété, sire! tout cela s’agite, écrit, parle, se cotise, correspond, intrigue, menace. Quelques mots même, échappés à des frères indiscrets, indiquent qu’ils attendent un chef.
– Eh bien! Sartine, quand ce chef sera venu vous le prendrez, vous le mettrez à la Bastille, et tout sera dit.
– Sire, ces gens-là ont bien des ressources.
– En aurez-vous moins qu’eux, monsieur, vous, lieutenant de police d’un royaume?
– Sire, on a obtenu de Votre Majesté l’expulsion des jésuites; c’est celle des philosophes qu’on aurait du demander.
– Allons, vous voilà encore avec vos tailleurs de plumes.
– Sire, ce sont de dangereuses plumes que celles qu’on taille avec le canif de Damiens.
Louis XV pâlit.
– Ces philosophes que vous méprisez, sire… continua M. de Sartine.
– Eh bien?
– Eh bien! je vous le dis, ils perdront la monarchie.
– Combien leur faut-il de temps pour cela, monsieur?
Le lieutenant de police regarda Louis XV avec des yeux étonnés.
– Mais, sire, puis-je savoir cela? Quinze ans, vingt ans, trente ans peut-être.
– Eh bien! mon cher ami, dit Louis XV, dans quinze ans je n’y serai plus; allez parler de cela à mon successeur.
Et le roi se retourna vers madame du Barry.
Celle-ci semblait attendre ce moment.
– Oh! mon Dieu! s’écria-t-elle avec un grand soupir, que me dis-tu là, Chon?
– Oui, que dit-elle? demanda le roi; vous avez toutes deux des airs funèbres.
– Ah! sire, dit la comtesse, il y a bien de quoi.
– Voyons, parlez, qu’est-il arrivé?
– Pauvre frère!
– Pauvre Jean!
– Crois-tu qu’il faudra le lui couper?
– On espère que non.
– Lui couper quoi? demanda Louis XV.
– Le bras, sire.
– Couper le bras du vicomte! et pourquoi faire?
– Parce qu’il est blessé grièvement.
– Grièvement blessé au bras?
– Oh! mon Dieu, oui, sire.
– Au milieu de quelque bagarre, chez quelque baigneur, dans quelque tripot!…
– Non, sire, c’est sur la grand-route.
– Mais comment cela est-il venu?