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En ce moment, Balsamo crut encore voir la même figure pâlissante apparaître derrière les vitres. Mais cette figure disparut aussitôt qu’il fixa les yeux sur elle.

– Mademoiselle serait-elle philosophe? demanda en souriant Balsamo.

– Je ne sais pas ce que c’est que la philosophie, répondit Andrée. Je sais seulement que j’aime ce qui est sérieux.

– Eh! mademoiselle! s’écria le baron, rien n’est plus sérieux, à mon avis, que de bien vivre; aimez donc cela.

– Mais mademoiselle ne hait point la vie, à ce qu’il me semble? demanda Balsamo.

– Cela dépend, monsieur, répliqua Andrée.

– Voilà encore un mot stupide, dit Taverney. Eh bien! croiriez-vous, monsieur, qu’il m’a déjà été répondu lettre pour lettre par mon fils?

– Vous avez un fils, mon cher hôte? demanda Balsamo.

– Oh! mon Dieu, oui, j’ai ce malheur: un vicomte de Taverney, lieutenant aux gendarmes Dauphin, un excellent sujet!…

Le baron prononça ces trois derniers mots en serrant les dents comme s’il eût voulu en mâcher chaque lettre.

– Je vous en félicite, monsieur, dit Balsamo en s’inclinant.

– Oui, répondit le vieillard, encore un philosophe. Cela fait hausser les épaules, parole d’honneur. Ne me parlait-il pas, l’autre jour, d’affranchir les nègres. «Et le sucre! ai-je fait. J’aime mon café fort sucré, moi, et le roi Louis XV aussi. – Monsieur, a-t-il répondu, plutôt se passer de sucre que de voir souffrir une race… – Une race de singes!» ai-je dit, et encore je leur faisais bien de l’honneur. Savez-vous ce qu’il a prétendu? Foi de gentilhomme, il faut qu’il y ait quelque chose dans l’air qui leur tourne la tête, il a prétendu que tous les hommes étaient frères! – Moi, le frère d’un Mozambique!

– Oh! fit Balsamo, c’est aller bien loin.

– Hein! qu’en dites-vous? j’ai de la chance, n’est-ce pas? avec mes deux enfants, et l’on ne dira pas de moi que je revis dans ma progéniture. La sœur est un ange et le frère un apôtre! Buvez donc, monsieur… Mon vin est détestable.

– Je le trouve exquis, dit Balsamo en regardant Andrée.

– Alors, vous êtes philosophe aussi, vous!… Ah! prenez garde, je vous ferai faire un sermon par ma fille. Mais non, les philosophes n’ont pas de religion. C’était cependant bien commode, mon Dieu, d’avoir de la religion: on croyait en Dieu et au roi, tout était dit. Aujourd’hui, pour ne croire ni à l’un ni à l’autre, il faut apprendre trop de choses et lire trop de livres; j’aime mieux ne jamais douter. De mon temps, on n’apprenait que des choses agréables, au moins; on s’étudiait à bien jouer au pharaon, au biribi ou au passe-dix; on tirait agréablement l’épée, malgré les édits; on ruinait des duchesses et l’on se ruinait pour des danseuses: c’est mon histoire à moi. Taverney tout entier a passé à l’Opéra; et c’est la seule chose que je regrette, attendu qu’un homme ruiné n’est pas un homme. Tel que vous le voyez, je parais vieux, n’est-ce pas? Eh bien! c’est parce que je suis ruiné et que je vis dans une tanière, parce que ma perruque est râpée et mon habit gothique; mais, voyez mon ami le maréchal, qui a des habits neufs et des perruques retapées, qui habite Paris et qui a deux cent mille livres de rentes. Eh bien! il est jeune encore; il est encore vert, dispos, aventureux! Dix ans de plus que moi, mon cher monsieur, dix ans!

– Est-ce de M. de Richelieu que vous voulez parler?

– Sans doute.

– Du duc?

– Pardieu! ce n’est pas du cardinal, je pense; je ne remonte pas encore jusque-là. D’ailleurs, il n’a pas fait ce qu’a fait son neveu; il n’a pas duré si longtemps.

– Je m’étonne, monsieur, qu’avec de si puissants amis que ceux que vous paraissez avoir, vous quittiez la cour.

– Oh! c’est une retraite momentanée, voilà tout, et j’y rentrerai quelque jour, dit le vieux baron en lançant sur sa fille un regard étrange.

Ce coup d’œil fut ramassé en route par Balsamo.

– Mais, au moins, dit-il, M. le maréchal fait avancer votre fils?

– Mon fils, lui! il l’a en horreur.

– Le fils de son ami?

– Et il a raison.

– Comment, c’est vous qui le dites?

– Pardieu! un philosophe!… Il l’exècre.

– Et Philippe le lui rend bien du reste, dit Andrée avec un calme parfait. Desservez, Legay!

La jeune fille, arrachée à la vigilante observation qui rivait son regard à la fenêtre, accourut.

– Ah! dit le baron en soupirant, autrefois on restait à table jusqu’à deux heures du matin. C’est qu’on avait de quoi souper! c’est que, quand on ne mangeait plus, on buvait encore! Mais le moyen de boire de la piquette quand on ne mange plus… Legay, donnez un flacon de marasquin… si toutefois il en reste.

– Faites, dit Andrée à Legay, qui semblait attendre les ordres de sa maîtresse pour obéir à ceux du baron.

Le baron s’était renversé dans son fauteuil, et, les yeux fermés, il poussait des soupirs d’une mélancolie grotesque.

– Vous me parliez du maréchal de Richelieu… reprit Balsamo, qui paraissait décidé à ne point laisser tomber la conversation.

– Oui, dit Taverney, je vous en parlais, c’est vrai.

Et il chantonna un air non moins mélancolique que ses soupirs.

– S’il exècre votre fils, et s’il a raison de l’exécrer parce qu’il est philosophe, continua Balsamo, il a du vous garder son amitié, à vous, car vous ne l’êtes pas.

– Philosophe? Non, Dieu merci!

– Ce ne sont pas les titres qui vous manquent, je présume. Vous avez servi le roi?

– Quinze ans. J’ai été aide de camp du maréchal; nous avons fait ensemble la campagne de Mahon, et notre amitié date… ma foi, attendez donc… du fameux siège de Philippsburg, c’est-à-dire de 1742 à 1743.

– Ah! fort bien, dit Balsamo; vous étiez au siège de Philippsburg… Et moi aussi.

Le vieillard se redressa sur son fauteuil et regarda Balsamo en face, en ouvrant de grands yeux.

– Pardon, dit-il; mais quel âge avez-vous donc, mon cher hôte?

– Oh! je n’ai pas d’âge, moi, dit Balsamo en tendant son verre, afin que le marasquin lui fût servi par la belle main d’Andrée.

Le baron interpréta la réponse de son hôte à sa façon, et crut que Balsamo avait quelque raison de ne pas avouer son âge.

– Monsieur, dit-il, permettez-moi de vous dire que vous ne paraissez pas avoir l’âge d’un soldat de Philippsburg. Il y a vingt-huit ans de ce siège, et vous en avez tout au plus trente, si je ne me trompe.

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