– Oui, il y a quelque chose comme huit jours qu’on ne vous a vu, ni à Versailles, ni à Paris, ni à Luciennes.
– Je me préparais au plaisir de vous voir ici ce soir, répliqua le vieux courtisan.
– Vous le prévoyiez peut-être?
– J’en étais certain.
– Voyez-vous! En vérité, duc, quel homme vous faites! avoir su cela et ne pas m’en avoir prévenue, moi, votre amie, moi qui n’en savais rien.
– Comment cela, madame? dit le duc, vous ne saviez point que vous dussiez venir ici?
– Non. J’étais à peu près comme Ésope quand un magistrat l’arrêta dans la rue. «Où allez-vous? lui demanda-t-il. – Je n’en sais rien, répondit le fabuliste. – Ah! vraiment? En ce cas, vous irez en prison. – Vous voyez bien que je ne savais pas où j’allais.» De même, duc, je pouvais croire aller à Versailles, mais je n’en étais pas assez sûre pour le dire. Voilà pourquoi vous m’eussiez rendu service en me venant voir… mais… vous viendrez à présent, n’est-ce pas?
– Madame, dit Richelieu sans paraître ému le moins du monde de la raillerie, je ne comprends pas bien pourquoi vous n’étiez pas sûre de venir ici.
– Je vais vous le dire: parce que j’étais entourée de pièges.
Et elle regarda fixement le duc, qui soutint ce regard imperturbablement.
– De pièges? Ah! bon Dieu! que me dites-vous là, comtesse?
– D’abord, on m’a volé mon coiffeur.
– Oh! oh! votre coiffeur.
– Oui.
– Que ne m’avez-vous fait dire cela; je vous eusse envoyé, – mais parlons bas, je vous prie, – je vous eusse envoyé une perle, un trésor, que madame d’Egmont a déterré, un artiste bien supérieur à tous les perruquiers, à tous les coiffeurs royaux, mon petit Léonard.
– Léonard! s’écria madame du Barry.
– Oui; un petit jeune homme qui coiffe Septimanie et qu’elle cache à tous les yeux, comme Harpagon fait de sa cassette. Du reste, il ne faut pas vous plaindre, comtesse; vous êtes coiffée à merveille et belle à ravir; et, chose singulière, le dessin de ce tour ressemble au croquis que madame d’Egmont demanda hier à Boucher, et dont elle comptait se servir pour elle-même, si elle n’avait point été malade. Pauvre Septimanie!
La comtesse tressaillit et regarda le duc plus fixement encore; mais le duc restait souriant et impénétrable.
– Mais pardon, comtesse, je vous ai interrompue. vous parliez de pièges?…
– Oui; après m’avoir volé mon coiffeur, on m’a soustrait ma robe, une robe charmante.
– Oh! voilà qui est odieux: mais, de fait, vous pouviez vous passer de celle qu’on vous a soustraite; car je vous vois habillée d’une étoffe miraculeuse… C’est de la soie de Chine, n’est-ce pas, avec des fleurs appliquées? Eh bien! si vous vous fussiez adressée à moi dans votre embarras, comme il faut le faire à l’avenir, je vous eusse envoyé la robe que ma fille avait fait faire pour sa présentation, et qui était tellement pareille à celle-ci, que je jurerais que c’est la même.
Madame du Barry saisit les deux mains du duc, car elle commençait à comprendre quel était l’enchanteur qui l’avait tirée d’embarras.
– Savez-vous dans quelle voiture je suis venue, duc? lui dit-elle.
– Non; dans la vôtre, probablement.
– Duc, on m’avait enlevé ma voiture, comme ma robe, comme mon coiffeur.
– Mais c’était donc un guet-apens général? Dans quelle voiture êtes-vous donc venue?
– Dites-moi d’abord comment est la voiture de madame d’Egmont?
– Ma foi, je crois que, dans la prévision de cette soirée, elle s’était commandé une voiture doublée de satin blanc. Mais on n’a pas eu le temps d’y peindre ses armes.
– Oui? n’est-ce pas, une rose est bien plus vite faite qu’un écusson. Les Richelieu et les d’Egmont ont des armes fort compliquées. Tenez, duc, vous êtes un homme adorable.
Et elle lui tendit ses deux mains, dont le vieux courtisan fit un masque tiède et parfumé.
Tout à coup, au milieu des baisers dont il les couvrait, le duc sentit tressaillir les mains de madame du Barry.
– Qu’est-ce? demanda-t-il en regardant autour de lui.
– Duc…, dit la comtesse avec un regard égaré.
– Eh bien?
– Quel est donc cet homme, là-bas, près de M. de Guéménée?
– Cet habit d’officier prussien?
– Oui.
– Cet homme brun, aux yeux noirs, à la figure expressive? Comtesse, c’est quelque officier supérieur que Sa Majesté le roi de Prusse envoie ici sans doute pour faire honneur à votre présentation.
– Ne riez pas, duc; cet homme est déjà venu en France il y a trois ou quatre ans; cet homme, que je n’avais pas pu retrouver, que j’ai cherché partout, je le connais.
– Vous faites erreur, comtesse. c’est le comte de Fœnix, un étranger, arrivé d’hier ou d’avant-hier seulement.
– Voyez comme il me regarde, duc!
– Tout le monde vous regarde, madame; vous êtes si belle!
– Il me salue, il me salue, voyez-vous!
– Tout le monde vous saluera, si tous ne vous ont déjà saluée, comtesse.
Mais la comtesse, en proie à une émotion extraordinaire, n’écoutait point les galanteries du duc, et, les yeux rivés sur l’homme qui avait captivé son attention, elle quitta, comme malgré elle, son interlocuteur pour faire quelques pas vers l’inconnu.
Le roi, qui ne la perdait pas de vue, remarqua ce mouvement; il crut qu’elle réclamait sa présence, et, comme il avait assez longtemps gardé les bienséances en se tenant éloigné d’elle, il s’approcha pour la féliciter.
Mais la préoccupation qui s’était emparée de la comtesse était trop forte pour que son esprit se détournât vers un autre objet.
– Sire, dit-elle, quel est donc cet officier prussien qui tourne le dos à M. de Guéménée?
– Et qui nous regarde en ce moment? demanda Louis XV.
– Oui, répondit la comtesse.
– Cette forte figure, cette tête carrée encadrée dans un collet d’or?
– Oui, oui, justement.
– Un accrédité de mon cousin de Prusse… quelque philosophe comme lui. Je l’ai fait venir ce soir, Je voulais que la philosophie prussienne consacrât le triomphe de Cotillon III par ambassadeur.
– Mais son nom, sire?
– Attendez… Le roi chercha. Ah! c’est cela: le comte de Fœnix.