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– Tu l’aimes donc? dit-elle.

Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait elle ajouta d’un air triste:

– Allons, cours-y! amuse-toi!

Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin d’un bout à l’autre, malgré les observations de Bovary; il fut heureux, cependant de lui voir enfin manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage à mesure qu’elle se rétablissait. D’abord, elle trouva moyen d’expulser la mère Rolet, la nourrice, qui avait pris l’habitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endenté qu’un cannibale. Puis elle se dégagea de la famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et même fréquenta l’église avec moins d’assiduité, à la grande approbation de l’apothicaire, qui lui dit alors amicalement:

– Vous donniez un peu dans la calotte!

M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catéchisme. Il préférait rester dehors, à prendre l’air au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C’était l’heure où Charles rentrait. Ils avaient chaud; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rétablissement de Madame.

Binet se trouvait là, c’est-à-dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l’invitait à se rafraîchir, et il s’entendait parfaitement à déboucher les cruchons.

– Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu’aux extrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille d’aplomb sur la table, et, après que les ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups, doucement, doucement, comme on fait, d’ailleurs, à l’eau de Seltz, dans les restaurants.

Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l’ecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie:

– Sa bonté saute aux yeux!

Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l’illustre ténor Lagardy. Homais s’étonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre déclara qu’il regardait la musique comme moins dangereuse pour les mœurs que la littérature.

Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, prétendait-il, servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu.

– Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien! Ainsi, regardez la plupart des tragédies de Voltaire; elles sont semées habilement de réflexions philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale et de diplomatie.

– Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin de Paris, où l’on remarque le caractère d’un vieux général qui est vraiment tapé! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière, qui à la fin…

– Certainement! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie, mais condamner en bloc le plus important des beaux arts me paraît une balourdise, une idée gothique, digne de ces temps abominables où l’on enfermait Galilée.

– Je sais bien, objecta le Curé, qu’il existe de bons ouvrages, de bons auteurs; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe différent réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage d’esprit et vous donner des pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins l’opinion de tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise de tabac, si l’Église a condamné les spectacles, c’est qu’elle avait raison; il faut nous soumettre à ses décrets.

– Pourquoi, demanda l’apothicaire, excommunie-t-elle les comédiens? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte. Oui, on jouait, on représentait au milieu du chœur des espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence souvent se trouvaient offensées.

L’ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le pharmacien poursuivit:

– C’est comme dans la Bible; il y a… savez-vous…, plus d’un détail… piquant, des choses… vraiment… gaillardes!

Et, sur un geste d’irritation que faisait M. Bournisien:

– Ah! vous conviendrez que ce n’est pas un livre à mettre entre les mains d’une jeune personne, et je serais fâché qu’Athalie…

– Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s’écria l’autre impatienté, qui recommandent la Bible!

– N’importe! dit Homais, je m’étonne que, de nos jours, en un siècle de lumières, on s’obstine encore à proscrire un délassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelquefois, n’est-ce pas, docteur?

– Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulût n’offenser personne, ou bien qu’il n’eût pas d’idées.

La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une dernière botte.

– J’en ai connu, des prêtres, qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses.

– Allons donc! fit le curé.

– Ah! j’en ai connu!

Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta:

– J’en – ai – connu.

– Eh bien! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à tout entendre.

– Parbleu! ils en font bien d’autres! exclama l’apothicaire.

– Monsieur!… reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé.

– Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors d’un ton moins brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen d’attirer les âmes à la religion.

– C’est vrai! c’est vrai! concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise.

Mais il n’y resta que deux minutes. Puis, dès qu’il fut parti, M. Homais dit au médecin:

– Voilà ce qui s’appelle une prise de bec! Je l’ai roulé, vous avez vu, d’une manière!… Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte! Si quelqu’un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous! Lagardy ne donnera qu’une seule représentation; il est engagé en Angleterre à des appointements considérables. C’est, à ce qu’on assure, un fameux lapin! il roule sur l’or! il mène avec lui trois maîtresses et son cuisinier! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux bouts; il leur faut une existence dévergondée qui excite un peu l’imagination. Mais ils meurent à l’hôpital, parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit; à demain!

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