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Madame du Tillet sortit rassurée. Félix de Vandenesse alla prendre aussitôt quarante mille francs à la Banque de France, et courut chez madame de Nucingen: il la trouva, la remercia de la confiance qu’elle avait eue en sa femme, et lui rendit l’argent. Le comte expliqua ce mystérieux emprunt par les folies d’une bienfaisance à laquelle il avait voulu mettre des bornes.

– Ne me donnez aucune explication, monsieur, puisque madame de Vandenesse vous a tout avoué, dit la baronne de Nucingen.

– Elle sait tout, pensa Vandenesse.

La baronne remit la lettre de garantie et envoya chercher les quatre lettres de change. Vandenesse, pendant ce moment, jeta sur la baronne le coup d’œil fin des hommes d’état, il l’inquiéta presque, et jugea l’heure propice à une négociation.

– Nous vivons à une époque, madame, où rien n’est sûr, lui dit-il. Les trônes s’élèvent et disparaissent en France avec une effrayante rapidité. Quinze ans font justice d’un grand empire, d’une monarchie et aussi d’une révolution. Personne n’oserait prendre sur lui de répondre de l’avenir. Vous connaissez mon attachement à la Légitimité. Ces paroles n’ont rien d’extraordinaire dans ma bouche. Supposez une catastrophe: ne seriez-vous pas heureuse d’avoir un ami dans le parti qui triompherait?

– Certes, dit-elle en souriant.

– Hé! bien, voulez-vous avoir en moi, secrètement, un obligé qui pourrait maintenir à monsieur de Nucingen, le cas échéant, la pairie à laquelle il aspire?

– Que voulez-vous de moi? s’écria-t-elle.

– Peu de chose, reprit-il. Tout ce que vous savez sur Nathan.

La baronne lui répéta sa conversation du matin avec Rastignac, et dit à l’ex-pair de France, en lui remettant les quatre lettres de change qu’elle alla prendre au caissier: – N’oubliez pas votre promesse.

Vandenesse oubliait si peu cette prestigieuse promesse qu’il la fit briller aux yeux du baron de Rastignac pour obtenir de lui quelques autres renseignements.

En sortant de chez le baron, il dicta pour Florine à un écrivain public la lettre suivante: Si mademoiselle Florine veut savoir quel est le premier rôle qu’elle jouera, elle est priée de venir au prochain bal de l’Opéra, en s’y faisant accompagner de monsieur Nathan.

Cette lettre une fois mise à la poste, il alla chez son homme d’affaires, garçon très-habile et délié, quoique honnête; il le pria de jouer le rôle d’un ami auquel Schmuke aurait confié la visite de madame de Vandenesse, en s’inquiétant un peu tard de la signification de ces mots: Accepté pour dix mille francs, répétés quatre fois, lequel viendrait demander à monsieur Nathan une lettre de change de quarante mille francs comme contre-valeur. C’était jouer gros jeu. Nathan pouvait avoir su déjà comment s’étaient arrangées les choses, mais il fallait hasarder un peu pour gagner beaucoup. Dans son trouble, Marie pouvait bien avoir oublié de demander à son Raoul un titre pour Schmuke. L’homme d’affaires alla sur-le-champ au journal, et revint triomphant à cinq heures chez le comte, avec une contre-valeur de quarante mille francs: dès les premiers mots échangés avec Nathan, il avait pu se dire envoyé par la comtesse.

Cette réussite obligeait Félix à empêcher sa femme de voir Raoul jusqu’à l’heure du bal de l’Opéra, où il comptait la mener et l’y laisser s’éclairer elle-même sur la nature des relations de Nathan avec Florine. Il connaissait la jalouse fierté de la comtesse; il voulait la faire renoncer d’elle-même à son amour, ne pas lui donner lieu de rougir à ses yeux, et lui montrer à temps ses lettres à Nathan vendues par Florine, à laquelle il comptait les racheter. Ce plan si sage, conçu si rapidement, exécuté en partie, devait manquer par un jeu du Hasard qui modifie tout ici-bas. Après le dîner, Félix mit la conversation sur le bal de l’Opéra, en remarquant que Marie n’y était jamais allé; et il lui en proposa le divertissement pour le lendemain.

– Je vous donnerai quelqu’un à intriguer, dit-il.

– Ah! vous me ferez bien plaisir.

– Pour que la plaisanterie soit excellente, une femme doit s’attaquer à une belle proie, à une célébrité, à un homme d’esprit et le faire donner au diable. Veux-tu que je te livre Nathan? J’aurai, par quelqu’un qui connaît Florine, des secrets à le rendre fou.

– Florine, dit la comtesse, l’actrice?

Marie avait déjà trouvé ce nom sur les lèvres de Quillet, le garçon de bureau du journal: il lui passa comme un éclair dans l’âme.

– Eh! bien, oui, sa maîtresse, répondit le comte. Est-ce donc étonnant?

– Je croyais monsieur Nathan trop occupé pour avoir une maîtresse. Les auteurs ont-ils le temps d’aimer?

– Je ne dis pas qu’ils aiment, ma chère; mais ils sont forcés de loger quelque part, comme tous les autres hommes; et quand ils n’ont pas de chez soi, quand ils sont poursuivis par les gardes du commerce, ils logent chez leurs maîtresses, ce qui peut vous paraître leste, mais ce qui est infiniment plus agréable que de loger en prison.

Le feu était moins rouge que les joues de la comtesse.

– Voulez-vous de lui pour victime? vous l’épouvanterez, dit le comte en continuant sans faire attention au visage de sa femme. Je vous mettrai à même de lui prouver qu’il est joué comme un enfant par votre beau-frère du Tillet. Ce misérable veut le faire mettre en prison, afin de le rendre incapable de se porter son concurrent dans le collége électoral où Nucingen a été nommé. Je sais par un ami de Florine la somme produite par la vente de son mobilier, qu’elle lui a donnée pour fonder son journal, je sais ce qu’elle lui a envoyé sur la récolte qu’elle est allée faire cette année dans les départements et en Belgique; argent qui profite en définitif à Du Tillet, à Nucingen, à Massol. Tous trois, par avance, ils ont vendu le journal au ministère, tant ils sont sûrs d’évincer ce grand homme.

– Monsieur Nathan est incapable d’avoir accepté l’argent d’une actrice.

– Vous ne connaissez guère ces gens-là, ma chère, dit le comte, il ne vous niera pas le fait.

– J’irai certes au bal, dit la comtesse.

– Vous vous amuserez, reprit Vandenesse. Avec de pareilles armes, vous fouetterez rudement l’amour-propre de Nathan, et vous lui rendrez service. Vous le verrez se mettant en fureur, se calmant bondissant sous vos piquantes épigrammes! Tout en plaisantant vous éclairerez un homme d’esprit sur le péril où il est, et vous aurez la joie de faire battre les chevaux du juste-milieu dans leur écurie… Tu ne m’écoutes plus, ma chère enfant.

– Au contraire, je vous écoute trop, répondit-elle. Je vous dirai plus tard pourquoi je tiens à être sûre de tout ceci.

– Sûre, reprit Vandenesse. Reste masquée, je te fais souper avec Nathan et Florine: il sera bien amusant pour une femme de ton rang d’intriguer une actrice après avoir fait caracoler l’esprit d’un homme célèbre autour de secrets si importants; tu les attelleras l’un et l’autre à la même mystification. Je vais me mettre à la piste des infidélités de Nathan. Si je puis saisir les détails de quelque aventure récente, tu jouiras d’une colère de courtisane, une chose magnifique, celle à laquelle se livrera Florine bouillonnera comme un torrent des Alpes: elle adore Nathan, il est tout pour elle; elle y tient comme la chair aux os, comme la lionne à ses petits. Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse une célèbre actrice qui écrivait comme une cuisinière venant redemander ses lettres à un de mes amis; je n’ai jamais depuis retrouvé ce spectacle, cette fureur tranquille, cette impertinente majesté, cette attitude de sauvage… Souffres-tu, Marie?

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