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– Pourquoi cet article? dit-elle railleusement en femme sûre d’elle.

– Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.

Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par une horrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.

– Qu’avez-vous donc, ma chère? lui dit la marquise d’Espard en la venant chercher; que vous a dit monsieur Nathan? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable…

La comtesse prit le bras de madame d’Espard pour rentrer dans le salon, d’où elle partit quelques instants après.

– Elle va peut-être à son premier rendez-vous, dit lady Dudley à la marquise.

– Je le saurai, répliqua madame d’Espard en s’en allant et suivant la voiture de la comtesse.

Mais le coupé de madame de Vandenesse prit le chemin du faubourg Saint-Honoré. Quand madame d’Espard rentra chez elle, elle vit la comtesse Félix continuant le faubourg pour gagner le chemin de la rue du Rocher. Marie se coucha sans pouvoir dormir, et passa la nuit à lire un voyage au pôle-nord sans y rien comprendre. À huit heures et demie, elle reçut une lettre de Raoul, et l’ouvrit précipitamment. La lettre commençait par ces mots classiques:

«Ma chère bien-aimée, quand tu tiendras ce papier, je ne serai plus.»

Elle n’acheva pas, elle froissa le papier par une contraction nerveuse, sonna sa femme de chambre, mit à la hâte un peignoir, chaussa les premiers souliers venus, s’enveloppa dans un châle, prit un chapeau; puis elle sortit en recommandant à sa femme de chambre de dire au comte qu’elle était allée chez sa sœur, madame du Tillet.

– Où avez-vous laissé votre maître? demanda-t-elle au domestique de Raoul.

– Au bureau du journal.

– Allons-y, dit-elle.

Au grand étonnement de sa maison, elle sortit à pied, avant neuf heures, en proie à une visible folie. Heureusement pour elle, la femme de chambre alla dire au comte que madame venait de recevoir une lettre de madame du Tillet qui l’avait mise hors d’elle, et venait de courir chez sa sœur, accompagnée du domestique qui lui avait apporté la lettre. Vandenesse attendit le retour de sa femme pour recevoir des explications. La comtesse monta dans un fiacre et fut rapidement menée au bureau du journal. À cette heure, les vastes appartements occupés par le journal dans un vieil hôtel de la rue Feydeau étaient déserts; il ne s’y trouvait qu’un garçon de bureau, très-étonné de voir une jeune et jolie femme égarée les traverser en courant, et lui demander où était monsieur Nathan.

– Il est sans doute chez mademoiselle Florine, répondit-il en prenant la comtesse pour une rivale qui voulait faire une scène de jalousie.

– Où travaille-t-il ici? dit-elle.

– Dans un cabinet dont la clef est dans sa poche.

– Je veux y aller.

Le garçon la conduisit à une petite pièce sombre donnant sur une arrière-cour, et qui jadis était un cabinet de toilette attenant à une grande chambre à coucher dont l’alcôve n’avait pas été détruite. Ce cabinet était en retour. La comtesse, en ouvrant la fenêtre de la chambre, put voir par celle du cabinet ce qui s’y passait: Nathan râlait assis sur son fauteuil de rédacteur en chef.

– Enfoncez cette porte et taisez-vous, j’achèterai votre silence, dit-elle. Ne voyez-vous pas que monsieur Nathan se meurt?

Le garçon alla chercher à l’imprimerie un châssis en fer avec lequel il put enfoncer la porte. Raoul s’asphyxiait, comme une simple couturière, au moyen d’un réchaud de charbon. Il venait d’achever une lettre à Blondet pour le prier de mettre son suicide sur le compte d’une apoplexie foudroyante. La comtesse arrivait à temps: elle fit transporter Raoul dans le fiacre, et ne sachant où lui donner des soins, elle entra dans un hôtel, y prit une chambre et envoya le garçon de bureau chercher un médecin. Raoul fut en quelques heures hors de danger, mais la comtesse ne quitta pas son chevet sans avoir obtenu sa confession générale. Après que l’ambitieux terrassé lui eut versé dans le cœur ces épouvantables élégies de sa douleur, elle revint chez elle en proie à tous les tourments, à toutes les idées qui, la veille, assiégeaient le front de Nathan.

– J’arrangerai tout, lui avait-elle dit pour le faire vivre.

– Eh! bien, qu’a donc ta sœur? demanda Félix à sa femme en la voyant rentrer. Je te trouve bien changée.

– C’est une horrible histoire sur laquelle je dois garder le plus profond secret, répondit-elle en retrouvant sa force pour affecter le calme.

Afin d’être seule et de penser à son aise, elle était allée le soir aux Italiens, puis elle était venue décharger son cœur dans celui de madame du Tillet en lui racontant l’horrible scène de la matinée, lui demandant des conseils et des secours. Ni l’une ni l’autre ne pouvaient savoir alors que du Tillet avait allumé le feu du vulgaire réchaud dont la vue avait épouvanté la comtesse Félix de Vandenesse.

– Il n’a que moi dans le monde, avait dit Marie à sa sœur, et je ne lui manquerai point.

Ce mot contient le secret de toutes les femmes: elles sont héroïques alors qu’elles ont la certitude d’être tout pour un homme grand et irréprochable.

Du Tillet avait entendu parler de la passion plus ou moins probable de sa belle-sœur pour Nathan; mais il était de ceux qui la niaient ou la jugeaient incompatible avec la liaison de Raoul et de Florine. L’actrice devait chasser la comtesse, et réciproquement. Mais quand, en rentrant chez lui, pendant cette soirée, il y vit sa belle-sœur, dont déjà le visage lui avait annoncé d’amples perturbations aux Italiens, il devina que Raoul avait confié ses embarras à la comtesse: la comtesse l’aimait donc, elle était donc venue demander à Marie-Eugénie les sommes dues au vieux Gigonnet. Madame du Tillet, à qui les secrets de cette pénétration en apparence surnaturelle échappaient, avait montré tant de stupéfaction, que les soupçons de du Tillet se changèrent en certitude. Le banquier crut pouvoir tenir le fil des intrigues de Nathan. Personne ne savait ce malheureux au lit, rue du Mail, dans un hôtel garni, sous le nom du garçon de bureau à qui la comtesse avait promis cinq cents francs s’il gardait le secret sur les événements de la nuit et de la matinée. Aussi François Quillet avait-il eu le soin de dire à la portière que Nathan s’était trouvé mal par suite d’un travail excessif. Du Tillet ne fut pas étonné de ne point voir Nathan. Il était naturel que le journaliste se cachât pour éviter les gens chargés de l’arrêter. Quand les espions vinrent prendre des renseignements, ils apprirent que le matin une dame était venue enlever le rédacteur en chef. Il se passa deux jours avant qu’ils eussent découvert le numéro du fiacre, questionné le cocher, reconnu, sondé l’hôtel où se ranimait le débiteur. Ainsi les sages mesures prises par Marie avaient fait obtenir à Nathan un sursis de trois jours.

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