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– Tu auras beau tout abattre, tu ne feras pas la solitude autour de toi, lui dit Blondet.

Ce mot rendit à Raoul sa présence d’esprit, il cessa de donner son irritation en spectacle. La marquise vint lui offrir une tasse de thé, et dit assez haut pour que madame Vandenesse entendît: – Vous êtes vraiment bien amusant, venez donc quelquefois me voir à quatre heures.

Raoul s’offensa du mot amusant, quoiqu’il eût été pris pour servir de passe-port à l’invitation. Il se mit à écouter comme ces acteurs qui regardent la salle au lieu d’être en scène. Blondet eut pitié de lui.

– Mon cher, lui dit-il en l’emmenant dans un coin, tu te tiens dans le monde comme si tu étais chez Florine. Ici, l’on ne s’emporte jamais, on ne fait pas de longs articles, on dit de temps en temps un mot spirituel, on prend un air calme au moment où l’on éprouve le plus d’envie de jeter les gens par les fenêtres, on raille doucement, on feint de distinguer la femme que l’on adore, et l’on ne se roule pas comme un âne au milieu du grand chemin. Ici, mon cher, on aime suivant la formule. Ou enlève madame de Vandenesse, ou montre-toi gentilhomme. Tu es trop l’amant d’un de tes livres.

Nathan écoutait la tête baissée, il était comme un lion pris dans des toiles.

– Je ne remettrai jamais les pieds ici, dit-il. Cette marquise de papier mâché me vend son thé trop cher. Elle me trouve amusant! Je comprends maintenant pourquoi Saint-Just guillotinait tout ce monde-là!

– Tu y reviendras demain.

Blondet avait dit vrai. Les passions sont aussi lâches que cruelles. Le lendemain, après avoir long-temps flotté entre: J’irai, je n’irai pas, Raoul quitta ses associés au milieu d’une discussion importante, et courut au faubourg Saint-Honoré, chez madame d’Espard. En voyant entrer le brillant cabriolet de Rastignac, pendant qu’il payait son cocher à la porte, la vanité de Nathan fut blessée; il résolut d’avoir un élégant cabriolet et le tigre obligé. L’équipage de la comtesse était dans la cour. À cette vue, le cœur de Raoul se gonfla de plaisir. Marie marchait sous la pression de ses désirs avec la régularité d’une aiguille d’horloge animée par son ressort. Elle était au coin de la cheminée, dans le petit salon, étendue dans un fauteuil. Au lieu de regarder Nathan quand on l’annonça, elle le contempla dans la glace, sûre que la maîtresse de la maison se tournerait vers lui. Traqué comme il l’est dans le monde, l’amour est obligé d’avoir recours à ces petites ruses: il donne la vie aux miroirs, aux manchons, aux éventails, à une foule de choses dont l’utilité n’est pas tout d’abord démontrée et dont beaucoup de femmes usent sans s’en servir.

– Monsieur le ministre, dit madame d’Espard en s’adressant à Nathan et lui présentant de Marsay par un regard, soutenait, au moment où vous entriez, que les royalistes et les républicains s’entendent; vous devez en savoir quelque chose, vous?

– Quand cela serait, dit Raoul, où est le mal? Nous haïssons le même objet, nous sommes d’accord dans notre haine, nous différons dans notre amour. Voilà tout.

– Cette alliance est au moins bizarre, dit de Marsay en enveloppant d’un coup d’œil la comtesse Félix et Raoul.

– Elle ne durera pas, dit Rastignac qui pensait un peu trop à la politique comme tous les nouveaux venus.

– Qu’en dites-vous, ma chère amie? demanda madame d’Espard à la comtesse.

– Je n’entends rien à la politique.

– Vous vous y mettrez, madame, dit de Marsay, et vous serez alors doublement notre ennemie.

Nathan et Marie ne comprirent le mot que quand de Marsay fut parti. Rastignac le suivit, et madame d’Espard les accompagna jusqu’à la porte de son premier salon. Les deux amants ne pensèrent plus aux épigrammes du ministre, ils se voyaient riches de quelques minutes. Marie tendit sa main virement dégantée à Raoul, qui la prit et la baisa comme s’il n’avait eu que dix-huit ans. Les yeux de la comtesse exprimaient une noble tendresse si entière que Raoul eut aux yeux cette larme que trouvent toujours à leur service les hommes à tempérament nerveux.

– Où vous voir, où pouvoir vous parler? dit-il. Je mourrais s’il fallait toujours déguiser ma voix, mon regard, mon cœur, mon amour.

Émue par cette larme, Marie promit d’aller se promener au bois toutes les fois que le temps ne serait pas détestable. Cette promesse causa plus de bonheur à Raoul que ne lui en avait donné Florine pendant cinq ans.

– J’ai tant de choses à vous dire! Je souffre tant du silence auquel nous sommes condamnés!

La comtesse le regardait avec ivresse sans pouvoir répondre, quand la marquise rentra.

– Comment, vous n’avez rien su répondre à de Marsay? dit-elle en entrant.

– On doit respecter les morts, répondit Raoul. Ne voyez-vous pas qu’il expire? Rastignac est son garde-malade, il espère être mis sur le testament.

La comtesse feignit d’avoir des visites à faire et voulut sortir pour ne pas se compromettre. Pour ce quart d’heure, Raoul avait sacrifié son temps le plus précieux et ses intérêts les plus palpitants. Marie ignorait encore les détails de cette vie d’oiseau sur la branche, mêlée aux affaires les plus compliquées, au travail le plus exigeant. Quand deux êtres unis par un éternel amour mènent une vie resserrée chaque jour par les nœuds de la confidence, par l’examen en commun des difficultés surgies; quand deux cœurs échangent le soir ou le matin leurs regrets, comme la bouche échange les soupirs, s’attendent dans de mêmes anxiétés, palpitent ensemble à la vue d’un obstacle, tout compte alors: une femme sait combien d’amour dans un retard évité, combien d’efforts dans une course rapide; elle s’occupe, va, vient, espère, s’agite avec l’homme occupé, tourmenté; ses murmures, elle les adresse aux choses; elle ne doute plus, elle connaît et apprécie les détails de la vie. Mais au début d’une passion où tant d’ardeur, de défiances, d’exigences se déploient, où l’on ne se sait ni l’un ni l’autre; mais auprès des femmes oisives, à la porte desquelles l’amour doit être toujours en faction; mais auprès de celles qui s’exagèrent leur dignité et veulent être obéies en tout, même quand elles ordonnent une faute à ruiner un homme, l’amour comporte à Paris, dans notre époque, des travaux impossibles. Les femmes du monde sont restées sous l’empire des traditions du dix-huitième siècle où chacun avait une position sûre et définie. Peu de femmes connaissent les embarras de l’existence chez la plupart des hommes, qui tous ont une position à se faire, une gloire en train, une fortune à consolider. Aujourd’hui, les gens dont la fortune est assise se comptent, les vieillards seuls ont le temps d’aimer, les jeunes gens rament sur les galères de l’ambition comme y ramait Nathan. Les femmes, encore peu résignées à ce changement dans les mœurs, prêtent le temps qu’elles ont de trop à ceux qui n’en ont pas assez; elles n’imaginent pas d’autres occupations, d’autre but que les leurs. Quand l’amant aurait vaincu l’hydre de Lerne pour arriver, il n’a pas le moindre mérite; tout s’efface devant le bonheur de le voir; elles ne lui savent gré que de leurs émotions, sans s’informer de ce qu’elles coûtent. Si elles ont inventé dans leurs heures oisives un de ces stratagèmes qu’elles ont à commandement, elles le font briller comme un bijou. Vous avez tordu les barres de fer de quelque nécessité tandis qu’elles chaussaient la mitaine, endossaient le manteau d’une ruse: à elles la palme, et ne la leur disputez point. Elles ont raison d’ailleurs, comment ne pas tout briser pour une femme qui brise tout pour vous? elles exigent autant qu’elles donnent. Raoul aperçut en revenant combien il lui serait difficile de mener un amour dans le monde, le char à dix chevaux du journalisme, ses pièces au théâtre et ses affaires embourbées.

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