– Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C.B., Constance Bonacieux ?
– Ou Camille de Bois-Tracy.
– Silence, monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent pas, songez à ceux que vous pouvez courir, vous !
– Moi ?
– Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie à me connaître.
– Alors, je ne vous quitte plus.
– Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains, monsieur, au nom du Ciel, au nom de l’honneur d’un militaire, au nom de la courtoisie d’un gentilhomme, éloignez-vous ; tenez, voilà minuit qui sonne, c’est l’heure où l’on m’attend.
– Madame, dit le jeune homme en s’inclinant, je ne sais rien refuser à qui me demande ainsi ; soyez contente, je m’éloigne.
– Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m’épierez pas ?
– Je rentre chez moi à l’instant.
– Ah ! je le savais bien, que vous étiez un brave jeune homme !» s’écria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l’autre sur le marteau d’une petite porte presque perdue dans la muraille.
– D’Artagnan saisit la main qu’on lui tendait et la baisa ardemment.
«Ah ! j’aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s’écria d’Artagnan avec cette brutalité naïve que les femmes préfèrent souvent aux afféteries de la politesse, parce qu’elle découvre le fond de la pensée et qu’elle prouve que le sentiment l’emporte sur la raison.
– Eh bien, reprit Mme Bonacieux d’une voix presque caressante, et en serrant la main de d’Artagnan qui n’avait pas abandonné la sienne ; eh bien, je n’en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd’hui n’est pas perdu pour l’avenir. Qui sait, si lorsque je serai déliée un jour, je ne satisferai pas votre curiosité ?
– Et faites-vous la même promesse à mon amour ? s’écria d’Artagnan au comble de la joie.
– Oh ! de ce côté, je ne veux point m’engager, cela dépendra des sentiments que vous saurez m’inspirer.
– Ainsi, aujourd’hui, madame…
– Aujourd’hui, monsieur, je n’en suis encore qu’à la reconnaissance.
– Ah ! vous êtes trop charmante, dit d’Artagnan avec tristesse, et vous abusez de mon amour.
– Non, j’use de votre générosité, voilà tout. Mais croyez-le bien, avec certaines gens tout se retrouve.
– Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N’oubliez pas cette soirée, n’oubliez pas cette promesse.
– Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m’attendait à minuit juste, et je suis en retard.
– De cinq minutes.
– Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq siècles.
– Quand on aime.
– Eh bien, qui vous dit que je n’ai pas affaire à un amoureux ?
– C’est un homme qui vous attend ? s’écria d’Artagnan, un homme !
– Allons, voilà la discussion qui va recommencer, fit Mme Bonacieux avec un demi-sourire qui n’était pas exempt d’une certaine teinte d’impatience.
– Non, non, je m’en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir tout le mérite de mon dévouement, ce dévouement dût-il être une stupidité. Adieu, madame, adieu !»
Et comme s’il ne se fût senti la force de se détacher de la main qu’il tenait que par une secousse, il s’éloigna tout courant, tandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et réguliers ; puis, arrivé à l’angle de la rue, il se retourna : la porte s’était ouverte et refermée, la jolie mercière avait disparu.
D’Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole de ne pas épier Mme Bonacieux, et sa vie eût-elle dépendu de l’endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l’accompagner, d’Artagnan serait rentré chez lui, puisqu’il avait dit qu’il y rentrait. Cinq minutes après, il était dans la rue des Fossoyeurs.
«Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se sera endormi en m’attendant, ou il sera retourné chez lui, et en rentrant il aura appris qu’une femme y était venue. Une femme chez Athos ! Après tout, continua d’Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort étrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
– Mal, monsieur, mal», répondit une voix que le jeune homme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, à la manière des gens très préoccupés, il s’était engagé dans l’allée au fond de laquelle était l’escalier qui conduisait à sa chambre.
«Comment, mal ? que veux-tu dire, imbécile ? demanda d’Artagnan, qu’est-il donc arrivé ?
– Toutes sortes de malheurs.
– Lesquels ?
– D’abord M. Athos est arrêté.
– Arrêté ! Athos ! arrêté ! pourquoi ?
– On l’a trouvé chez vous ; on l’a pris pour vous.
– Et par qui a-t-il été arrêté ?
– Par la garde qu’ont été chercher les hommes noirs que vous avez mis en fuite.
– Pourquoi ne s’est-il pas nommé ? pourquoi n’a-t-il pas dit qu’il était étranger à cette affaire ?
– Il s’en est bien gardé, monsieur ; il s’est au contraire approché de moi et m’a dit : «C’est ton maître qui a besoin de sa liberté en ce moment, et non pas moi, puisqu’il sait tout et que je ne sais rien. On le croira arrêté, et cela lui donnera du temps ; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu’on me fasse sortir.»
– Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d’Artagnan, je le reconnais bien là ! Et qu’ont fait les sbires ?
– Quatre l’ont emmené je ne sais où, à la Bastille ou au For-l’Évêque ; deux sont restés avec les hommes noirs, qui ont fouillé partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expédition, montaient la garde à la porte ; puis, quand tout a été fini, ils sont partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
– Et Porthos et Aramis ?
– Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.
– Mais ils peuvent venir d’un moment à l’autre, car tu leur as fait dire que je les attendais ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, ne bouge pas d’ici ; s’ils viennent, préviens-les de ce qui m’est arrivé, qu’ils m’attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il y aurait danger, la maison peut être espionnée. Je cours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
– C’est bien, monsieur, dit Planchet.
– Mais tu resteras, tu n’auras pas peur ! dit d’Artagnan en revenant sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.
– Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas encore ; je suis brave quand je m’y mets, allez ; c’est le tout de m’y mettre ; d’ailleurs je suis Picard.
– Alors, c’est convenu, dit d’Artagnan, tu te fais tuer plutôt que de quitter ton poste.
– Oui, monsieur, et il n’y a rien que je ne fasse pour prouver à monsieur que je lui suis attaché.»
«Bon, dit en lui-même d’Artagnan, il paraît que la méthode que j’ai employée à l’égard de ce garçon est décidément la bonne : j’en userai dans l’occasion.»
Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà quelque peu fatiguées cependant par les courses de la journée, d’Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier.
M. de Tréville n’était point à son hôtel ; sa compagnie était de garde au Louvre ; il était au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu’à M. de Tréville ; il était important qu’il fût prévenu de ce qui se passait. D’Artagnan résolut d’essayer d’entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait être un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l’idée de passer le bac ; mais en arrivant au bord de l’eau, il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s’était aperçu qu’il n’avait pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud, il vit déboucher de la rue Dauphine un groupe composé de deux personnes et dont l’allure le frappa.