– Je n’ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d’Artagnan, car arrivé d’hier seulement à Paris, je n’y connais encore personne que M. de Tréville, auquel j’ai été recommandé par mon père qui a l’honneur d’être quelque peu de ses amis.»
Athos réfléchit un instant.
«Vous ne connaissez que M. de Tréville ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur, je ne connais que lui.
– Ah çà, mais…, continua Athos parlant moitié à lui-même, moitié à d’Artagnan, ah… çà, mais si je vous tue, j’aurai l’air d’un mangeur d’enfants, moi !
– Pas trop, monsieur, répondit d’Artagnan avec un salut qui ne manquait pas de dignité ; pas trop, puisque vous me faites l’honneur de tirer l’épée contre moi avec une blessure dont vous devez être fort incommodé.
– Très incommodé, sur ma parole, et vous m’avez fait un mal du diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, c’est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une grâce, je tire proprement des deux mains ; et il y aura même désavantage pour vous : un gaucher est très gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus. Je regrette de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cette circonstance.
– Vous êtes vraiment, monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinant de nouveau, d’une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.
– Vous me rendez confus, répondit Athos avec son air de gentilhomme ; causons donc d’autre chose, je vous prie, à moins que cela ne vous soit désagréable. Ah ! sangbleu ! que vous m’avez fait mal ! l’épaule me brûle.
– Si vous vouliez permettre…, dit d’Artagnan avec timidité.
– Quoi, monsieur ?
– J’ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient de ma mère, et dont j’ai fait l’épreuve sur moi-même.
– Eh bien ?
– Eh bien, je suis sûr qu’en moins de trois jours ce baume vous guérirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guéri : eh bien, monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d’être votre homme.»
D’Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait honneur à sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte à son courage.
«Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaît, non pas que je l’accepte, mais elle sent son gentilhomme d’une lieue. C’est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher à se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d’ici à trois jours on saurait, si bien gardé que soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l’on s’opposerait à notre combat. Ah çà, mais ! ces flâneurs ne viendront donc pas ?
– Si vous êtes pressé, monsieur, dit d’Artagnan à Athos avec la même simplicité qu’un instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé et qu’il vous plaise de m’expédier tout de suite, ne vous gênez pas, je vous en prie.
– Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant un gracieux signe de tête à d’Artagnan, il n’est point d’un homme sans cervelle, et il est à coup sûr d’un homme de coeur. Monsieur, j’aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l’un l’autre, j’aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, j’ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois.»
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commençait à apparaître le gigantesque Porthos.
«Quoi ! s’écria d’Artagnan, votre premier témoin est M. Porthos ?
– Oui, cela vous contrarie-t-il ?
– Non, aucunement.
– Et voici le second.»
D’Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos, et reconnut Aramis.
«Quoi ! s’écria-t-il d’un accent plus étonné que la première fois, votre second témoin est M. Aramis ?
– Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous voit jamais l’un sans l’autre, et qu’on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, à la cour et à la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois inséparables ? Après cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau…
– De Tarbes, dit d’Artagnan.
–… Il vous est permis d’ignorer ce détail, dit Athos.
– Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien nommés, messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union n’est point fondée sur les contrastes.»
Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché, avait salué de la main Athos ; puis, se retournant vers d’Artagnan, il était resté tout étonné.
Disons, en passant, qu’il avait changé de baudrier et quitté son manteau.
«Ah ! ah ! fit-il, qu’est-ce que cela ?
– C’est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main d’Artagnan, et en le saluant du même geste.
– C’est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
– Mais à une heure seulement, répondit d’Artagnan.
– Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me bats, dit Aramis en arrivant à son tour sur le terrain.
– Mais à deux heures seulement, fit d’Artagnan avec le même calme.
– Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.
– Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule ; et toi, Porthos ?
– Ma foi, je me bats parce que je me bats», répondit Porthos en rougissant.
Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lèvres du Gascon.
«Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
– Et toi, Aramis ? demanda Athos.
– Moi, je me bats pour cause de théologie», répondit Aramis tout en faisant signe à d’Artagnan qu’il le priait de tenir secrète la cause de son duel.
Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d’Artagnan.
«Vraiment, dit Athos.
– Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d’accord, dit le Gascon.
– Décidément c’est un homme d’esprit, murmura Athos.
– Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs, dit d’Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses.»
À ce mot d’excuses, un nuage passa sur le front d’Athos, un sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe négatif fut la réponse d’Aramis.
«Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d’Artagnan en relevant sa tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôte beaucoup de sa valeur à votre créance, monsieur Porthos, et ce qui rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis. Et maintenant, messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde !»
À ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d’Artagnan tira son épée.
Le sang était monté à la tête de d’Artagnan, et dans ce moment il eût tiré son épée contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.
Il était midi et un quart. Le soleil était à son zénith et l’emplacement choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé à toute son ardeur.
«Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée à son tour, et cependant je ne saurais ôter mon pourpoint ; car, tout à l’heure encore, j’ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gêner monsieur en lui montrant du sang qu’il ne m’aurait pas tiré lui-même.
– C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré par un autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d’un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous.
– Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et songez que nous attendons notre tour.
– Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à dire de pareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant à moi, je trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes.