Le gardien lui tourna le dos et haussa les épaules. Il ne rit pas même de ces paroles qui eussent déridé tous les fronts car cet homme en avait entendu bien d’autres, ou plutôt il avait toujours entendu la même chose.
«Allez, dit Andrea, vous êtes un homme sans entrailles, et je vous ferai perdre votre place.»
Ce mot fit retourner le gardien, qui, cette fois, laissa échapper un bruyant éclat de rire.
Alors les prisonniers s’approchèrent et firent cercle.
«Je vous dis, continua Andrea, qu’avec cette misérable somme je pourrai me procurer un habit et une chambre, afin de recevoir d’une façon décente la visite illustre que j’attends d’un jour à l’autre.
– Il a raison! il a raison! dirent les prisonniers… Pardieu! on voit bien que c’est un homme comme il faut.
– Eh bien, prêtez-lui les vingt francs, dit le gardien en s’appuyant sur son autre colossale épaule; est-ce que vous ne devez pas cela à un camarade?
– Je ne suis pas le camarade de ces gens, dit fièrement le jeune homme; ne m’insultez pas, vous n’avez pas ce droit-là.»
Les voleurs se regardèrent avec de sourds murmures, et une tempête soulevée par la provocation du gardien, plus encore que par les paroles d’Andrea, commença de gronder sur le prisonnier aristocrate.
Le gardien, sûr de faire le quos ego quand les flots seraient trop tumultueux, les laissait monter peu à peu pour jouer un tour au solliciteur importun, et se donner une récréation pendant la longue garde de sa journée.
Déjà les voleurs se rapprochaient d’Andrea; les uns se disaient:
«La savate! la savate!»
Cruelle opération qui consiste à rouer de coups, non pas de savate, mais de soulier ferré, un confrère tombé dans la disgrâce de ces messieurs.
D’autres proposaient l’anguille; autre genre de récréation consistant à emplir de sable, de cailloux, de gros sous, quand ils en ont, un mouchoir tordu, que les bourreaux déchargent comme un fléau sur les épaules et la tête du patient.
«Fouettons le beau monsieur, dirent quelques-uns, monsieur l’honnête homme!»
Mais Andrea, se retournant vers eux, cligna de l’œil, enfla sa joue avec sa langue, et fit entendre ce claquement des lèvres qui équivaut à mille signes d’intelligence parmi les bandits réduits à se taire.
C’était un signe maçonnique que lui avait indiqué Caderousse.
Ils reconnurent un des leurs.
Aussitôt les mouchoirs retombèrent; la savate ferrée rentra au pied du principal bourreau. On entendit quelques voix proclamer que monsieur avait raison, que monsieur pouvait être honnête à sa guise, et que les prisonniers voulaient donner l’exemple de la liberté de conscience.
L’émeute recula. Le gardien en fut tellement stupéfait qu’il prit aussitôt Andrea par les mains et se mit à le fouiller, attribuant à quelques manifestations plus significatives que la fascination, ce changement subit des habitants de la Fosse-aux -Lions.
Andrea se laissa faire, non sans protester.
Tout à coup une voix retentit au guichet.
«Benedetto!» criait un inspecteur.
Le gardien lâcha sa proie.
«On m’appelle? dit Andrea.
– Au parloir! dit la voix.
– Voyez-vous, on me rend visite. Ah! mon cher monsieur, vous allez voir si l’on peut traiter un Cavalcanti comme un homme ordinaire!»
Et Andrea, glissant dans la cour comme une ombre noire, se précipita par le guichet entrebâillé, laissant dans l’admiration ses confrères et le gardien lui-même.
On l’appelait en effet au parloir, et il ne faudrait pas s’en émerveiller moins qu’Andrea lui-même; car le rusé jeune homme, depuis son entrée à la Force, au lieu d’user, comme les gens du commun de ce bénéfice d’écrire pour se faire réclamer, avait gardé le plus stoïque silence.
«Je suis, disait-il, évidemment protégé par quelqu’un de puissant; tout me le prouve; cette fortune soudaine, cette facilité avec laquelle j’ai aplani tous les obstacles, une famille improvisée, un nom illustre devenu ma propriété, l’or pleuvant chez moi, les alliances les plus magnifiques promises à mon ambition. Un malheureux oubli de ma fortune, une absence de mon protecteur m’a perdu, oui, mais pas absolument, pas à jamais! La main s’est retirée pour un moment, elle doit se tendre vers moi et me ressaisir de nouveau au moment où je me croirai prêt à tomber dans l’abîme.
«Pourquoi risquerai-je une démarche imprudente? Je m’aliénerais peut-être le protecteur! Il y a deux moyens pour lui de me tirer d’affaire: l’évasion mystérieuse, achetée à prix d’or, et la main forcée aux juges pour obtenir une absolution. Attendons pour parler, pour agir qu’il me soit prouvé qu’on m’a totalement abandonné, et alors…»
Andrea avait bâti un plan qu’on peut croire habile; le misérable était intrépide à l’attaque et rude à la défense.
La misère de la prison commune, les privations de tout genre, il les avait supportées. Cependant peu à peu le naturel, ou plutôt l’habitude, avait repris le dessus. Andrea souffrait d’être nu, d’être sale, d’être affamé; le temps lui durait.
C’est à ce moment d’ennui que la voix de l’inspecteur l’appela au parloir.
Andrea sentit son cœur bondir de joie. Il était trop tôt pour que ce fût la visite du juge d’instruction, et trop tard pour que ce fût un appel du directeur de la prison ou du médecin; c’était donc la visite inattendue.
Derrière la grille du parloir où Andrea fut introduit, il aperçut, avec ses yeux dilatés par une curiosité avide, la figure sombre et intelligente de M. Bertuccio, qui regardait aussi, lui, avec un étonnement douloureux, les grilles, les portes verrouillées et l’ombre qui s’agitait derrière les barreaux entrecroisés.
«Ah! fit Andrea, touché au cœur.
– Bonjour, Benedetto, dit Bertuccio de sa voix creuse et sonore.
– Vous! vous! dit le jeune homme en regardant avec effroi autour de lui.
– Tu ne me reconnais pas, dit Bertuccio, malheureux enfant!
– Silence, mais silence donc! fit Andrea qui connaissait la finesse d’ouïe de ces murailles; mon Dieu, mon Dieu, ne parlez pas si haut!
– Tu voudrais causer avec moi, n’est-ce pas, dit Bertuccio, seul à seul?
– Oh! oui, dit Andrea.
– C’est bien.»
Et Bertuccio, fouillant dans sa poche, fit signe à un gardien qu’on apercevait derrière la vitre du guichet.
«Lisez, dit-il.
– Qu’est-ce que cela? dit Andrea.