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– Oui, ses journées, sans doute, reprit le duc, ses journées; mais ses nuits? Marguerite se tut, et ce fut à son tour de baisser les yeux.

– Ses nuits, continua le duc d’Alençon, ses nuits?

– Eh bien? demanda Marguerite, sentant qu’il fallait bien répondre quelque chose.

– Eh bien, il les a passées chez madame de Sauve.

– Comment le savez-vous? s’écria Marguerite.

– Je le sais parce que j’avais intérêt à le savoir, répondit le jeune prince en pâlissant et en déchiquetant la broderie de ses manches.

Marguerite commençait à comprendre ce que Catherine avait dit tout bas à Charles IX: mais elle fit semblant de demeurer dans son ignorance.

– Pourquoi me dites-vous cela, mon frère? répondit-elle avec un air de mélancolie parfaitement joué; est-ce pour me rappeler que personne ici ne m’aime et ne tient à moi: pas plus ceux que la nature m’a donnés pour protecteurs que celui que l’Église m’a donné pour époux?

– Vous êtes injuste, dit vivement le duc d’Alençon en rapprochant encore son fauteuil de celui de sa sœur, je vous aime et vous protège, moi.

– Mon frère, dit Marguerite en le regardant fixement, vous avez quelque chose à me dire de la part de la reine mère.

– Moi! vous vous trompez, ma sœur, je vous jure; qui peut vous faire croire cela?

– Ce qui peut me le faire croire, c’est que vous rompez l’amitié qui vous attachait à mon mari; c’est que vous abandonnez la cause du roi de Navarre.

– La cause du roi de Navarre! reprit le duc d’Alençon tout interdit.

– Oui, sans doute. Tenez, François, parlons franc. Vous en êtes convenu vingt fois, vous ne pouvez vous élever et même vous soutenir que l’un par l’autre. Cette alliance…

– Est devenue impossible, ma sœur, interrompit le duc d’Alençon.

– Et pourquoi cela?

– Parce que le roi a des desseins sur votre mari. Pardon! en disant votre mari, je me trompe: c’est sur Henri de Navarre que je voulais dire. Notre mère a deviné tout. Je m’alliais aux huguenots parce que je croyais les huguenots en faveur. Mais voilà qu’on tue les huguenots et que dans huit jours il n’en restera pas cinquante dans tout le royaume. Je tendais la main au roi de Navarre parce qu’il était… votre mari. Mais voilà qu’il n’est plus votre mari. Qu’avez-vous à dire à cela, vous qui êtes non seulement la plus belle femme de France, mais encore la plus forte tête du royaume?

– J’ai à dire, reprit Marguerite, que je connais notre frère Charles. Je l’ai vu hier dans un de ces accès de frénésie dont chacun abrège sa vie de dix ans; j’ai à dire que ces accès se renouvellent, par malheur, bien souvent maintenant, ce qui fait que, selon toute probabilité, notre frère Charles n’a pas longtemps à vivre; j’ai à dire enfin que le roi de Pologne vient de mourir et qu’il est fort question d’élire en sa place un prince de la maison de France; j’ai à dire enfin que, lorsque les circonstances se présentent ainsi, ce n’est point le moment d’abandonner des alliés qui, au moment du combat, peuvent nous soutenir avec le concours d’un peuple et l’appui d’un royaume.

– Et vous, s’écria le duc, ne me faites-vous pas une trahison bien plus grande de préférer un étranger à votre frère?

– Expliquez-vous, François; en quoi et comment vous ai-je trahi?

– Vous avez demandé hier au roi la vie du roi de Navarre?

– Eh bien? demanda Marguerite avec une feinte naïveté. Le duc se leva précipitamment, fit deux ou trois fois le tour de la chambre d’un air égaré, puis revint prendre la main de Marguerite. Cette main était raide et glacée.

– Adieu, ma sœur, dit-il; vous n’avez pas voulu me comprendre, ne vous en prenez donc qu’à vous des malheurs qui pourront vous arriver.

Marguerite pâlit, mais demeura immobile à sa place. Elle vit sortir le duc d’Alençon sans faire un signe pour le rappeler; mais à peine l’avait-elle perdu de vue dans le corridor qu’il revint sur ses pas.

– Écoutez, Marguerite, dit-il, j’ai oublié de vous dire une chose: c’est que demain, à pareille heure, le roi de Navarre sera mort.

Marguerite poussa un cri; car cette idée qu’elle était l’instrument d’un assassinat lui causait une épouvante qu’elle ne pouvait surmonter.

– Et vous n’empêcherez pas cette mort? dit-elle; vous ne sauverez pas votre meilleur et votre plus fidèle allié?

– Depuis hier, mon allié n’est plus le roi de Navarre.

– Et qui est-ce donc, alors?

– C’est M. de Guise. En détruisant les huguenots, on a fait M. de Guise roi des catholiques.

– Et c’est le fils de Henri II qui reconnaît pour son roi un duc de Lorraine! …

– Vous êtes dans un mauvais jour, Marguerite, et vous ne comprenez rien.

– J’avoue que je cherche en vain à lire dans votre pensée.

– Ma sœur, vous êtes d’aussi bonne maison que madame la princesse de Porcian, et Guise n’est pas plus immortel que le roi de Navarre; eh bien, Marguerite, supposez maintenant trois choses, toutes trois possibles: la première, c’est que Monsieur soit élu roi de Pologne; la seconde, c’est que vous m’aimiez comme je vous aime; eh bien, je suis roi de France, et vous… et vous… reine des catholiques.

Marguerite cacha sa tête dans ses mains, éblouie de la profondeur des vues de cet adolescent que personne à la cour n’osait appeler une intelligence.

– Mais, demanda-t-elle après un moment de silence, vous n’êtes donc pas jaloux de M. le duc de Guise comme vous l’êtes du roi de Navarre?

– Ce qui est fait est fait, dit le duc d’Alençon d’une voix sourde; et si j’ai eu à être jaloux du duc de Guise, eh bien, je l’ai été.

– Il n’y a qu’une seule chose qui puisse empêcher ce beau plan de réussir.

– Laquelle?

– C’est que je n’aime plus le duc de Guise.

– Et qui donc aimez-vous, alors?

– Personne. Le duc d’Alençon regarda Marguerite avec l’étonnement d’un homme qui, à son tour, ne comprend plus, et sortit de l’appartement en poussant un soupir et en pressant de sa main glacée son front prêt à se fendre. Marguerite demeura seule et pensive. La situation commençait à se dessiner claire et précise à ses yeux; le roi avait laissé faire la Saint-Barthélemy, la reine Catherine et le duc de Guise l’avaient faite. Le duc de Guise et le duc d’Alençon allaient se réunir pour en tirer le meilleur parti possible. La mort du roi de Navarre était une conséquence naturelle de cette grande catastrophe. Le roi de Navarre mort, on s’emparait de son royaume. Marguerite restait donc veuve, sans trône, sans puissance, et n’ayant d’autre perspective qu’un cloître où elle n’aurait pas même la triste douleur de pleurer son époux qui n’avait jamais été son mari. Elle en était là, lorsque la reine Catherine lui fit demander si elle ne voulait pas venir faire avec toute la cour un pèlerinage à l’aubépine du cimetière des Innocents.

Le premier mouvement de Marguerite fut de refuser de faire partie de cette cavalcade. Mais la pensée que cette sortie lui fournirait peut-être l’occasion d’apprendre quelque chose de nouveau sur le sort du roi de Navarre la décida. Elle fit donc répondre que si on voulait lui tenir un cheval prêt, elle accompagnerait volontiers Leurs Majestés.

Cinq minutes après, un page vint lui annoncer que, si elle voulait descendre, le cortège allait se mettre en marche. Marguerite fit de la main à Gillone un signe pour lui recommander le blessé et descendit.

Le roi, la reine mère, Tavannes et les principaux catholiques étaient déjà à cheval. Marguerite jeta un coup d’œil rapide sur ce groupe, qui se composait d’une vingtaine de personnes à peu près: le roi de Navarre n’y était point.

Mais madame de Sauve y était; elle échangea un regard avec elle, et Marguerite comprit que la maîtresse de son mari avait quelque chose à lui dire.

On se mit en route en gagnant la rue Saint-Honoré par la rue de l’Astruce. À la vue du roi, de la reine Catherine et des principaux catholiques, le peuple s’était amassé, suivant le cortège comme un flot qui monte, criant:

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