Je me laissais donc aller sans trop d'inquiétude car, je l'ai dit, mon père ne donnait aucun signe de jalousie. Cela me prouvait son attachement pour Anne et me vexait quelque peu en démontrant aussi l'inanité de mes plans. Un jour, nous rentrions à la poste, lui et moi, lorsque Elsa nous croisa; elle ne sembla pas nous voir et mon père se retourna sur elle comme sur une inconnue, avec un petit sifflement:
«Dis-moi, elle a terriblement embelli, Elsa.
– L'amour lui réussit», dis-je. Il me jeta un regard étonné:
«Tu semblés prendre ça mieux...
– Que veux-tu, dis-je. Ils ont le même âge, c'était un peu fatal.
– S'il n'y avait pas eu Anne, ce n'aurait pas été fatal du tout...»
II était furieux.
«Tu ne t'imagines pas qu'un galopin me prendrait une femme si je n'y consentais pas...
– L'âge joue quand même», dis-je gravement.
Il haussa les épaules. Au retour, je le vis préoccupé: il pensait peut-être qu'effectivement Elsa était jeune et Cyril aussi; et qu'en épousant une femme de son âge, il échappait à cette catégorie des hommes sans date de naissance dont il faisait partie. J'eus un involontaire sentiment de triomphe. Quand je vis chez Anne les petites rides au coin des yeux, le léger pli de la bouche, je m'en voulus. Mais il était tellement facile de suivre mes impulsions et de me repentir ensuite...
Une semaine passa. Cyril et Elsa, ignorants de la marche de leurs affaires, devaient m'attendre chaque jour. Je n'osais pas y aller, ils m'auraient encore extorqué des idées et je n'y tenais pas. D'ailleurs, l'après-midi je montais dans ma chambre, soi-disant pour y travailler. En fait, je n'y faisais rien: j'avais trouvé un livre Yoga et m'y attelais avec grande conviction, prenant parfois toute seule des fous rires terribles et silencieux car je craignais qu'Anne ne m'entende. Je lui disais, en effet, que je travaillais d'arrache-pied; je jouais un peu avec elle à l'amoureuse déçue qui puise sa consolation dans l'espoir d'être un jour une licenciée accomplie. J'avais l'impression qu'elle m'en estimait et il m'arrivait dé citer Kant à table, ce qui désespérait visiblement mon père.
Un après-midi, je m'étais enveloppée de serviettes de bain pour avoir l'air plus hindou, j'avais posé mon pied droit sur ma cuisse gauche et je me regardais fixement dans la glace, non avec complaisance mais dans l'espoir d'atteindre l'état supérieur du Yogi, lorsqu'on frappa. Je supposai que c'était la femme de chambre et comme elle ne s'inquiétait 'de rien, je lui criai d'entrer.
C'était Anne. Elle resta une seconde figée sur le pas de la porte et sourit: «A quoi jouez-vous?
– Au Yoga, dis-je. Mais cen'est pas un jeu, c'est une philosophie hindoue.»
Elle s'approcha de la table et prit mon livre. Je commençai à m'inquiéter. Il était ouvert à la page cent et les autres pages étaient couvertes d'inscriptions de ma main telles que «impraticable»ou «épuisant». «Vous êtes bien consciencieuse, dit-elle. Et cette fameuse dissertation sur Pascal dont vous nous avez tant parlé, qu'est-elle devenue?»
II était vrai qu'à table, je m'étais plu à disserter sur une phrase de Pascal en faisant semblant d'y avoir réfléchi et travaillé. Je n'en avais jamais écrit un mot, naturellement. Je restai immobile. Anne me regarda fixement et comprit:
«Que vous ne travailliez pas et fassiez le pantin devant la glace, c'est votre affaire! dit-elle. Mais que vous vous complaisiez à nous mentir ensuite à votre père et moi-même, c'est plus fâcheux. D'ailleurs, vos subites activités intellectuelles m'étonnaient...»
Elle sortit et je restai pétrifiée dans mes serviettes de bain; je ne comprenais pas qu'elle appelât ça «mensonges». J'avais parlé de dissertations pour lui faire plaisir et, brusquement, elle m'accablait de son mépris. Je m'étais habituée à sa nouvelle attitude envers moi et la forme calme, humiliante de son dédain me transportait de colère. Je quittai mon déguisement, passai un pantalon, un vieux chemisier et sortis en courant. La chaleur était torride mais je me mis à courir, poussée par une sorte de rage, d'autant plus violente que je n'étais pas sûre de ne pas avoir honte. Je courus jusque chez Cyril, m'arrêtai sur le seuil de la villa, haletante. Dans la chaleur de l'après-midi, les maisons semblaient étrangement profondes, silencieuses et repliées sur leurs secrets. Je montai jusqu'à la chambre de Cyril; il me l'avait montrée le jour que nous étions allés voir sa mère. J'ouvris la porte: il dormait, étendu en travers de son lit, la joue sur son bras. Je le regardai, une minute: pour la première fois, il m'apparaissait désarmé et attendrissant; je l'appelai à voix basse; il ouvrit les yeux et se redressa aussitôt en me voyant:
«Toi? Comment es-tu ici?»
Je lui fis signe de ne pas parler si fort; si sa mère arrivait et me trouvait dans la chambre de son fils, elle pourrait croire... et d'ailleurs qui ne croirait pas... Je me sentis prise de panique et me dirigeai vers la porte.
«Mais où vas-tu? cria Cyril. Reviens... Cécile.»
II m'avait rattrapée par le bras et me retenait en riant. Je me retournai vers lui et le regardai; il devint pâle comme je devais l'être moi-même et lâcha mon poignet. Mais ce fut pour me reprendre aussitôt dans ses bras et m'entraîner. Je pensais confusément: cela devait arriver, cela devait arriver. Puis ce fut la ronde de l'amour: la peur qui donne la main au désir, la tendresse et la rage, et cette souffrance brutale que suivait, triomphant, le plaisir. J'eus la chance – et Cyril la douceur nécessaire – de le découvrir dès ce jour-là.
Je restai près de lui une heure, étourdie et étonnée. J'avais toujours entendu parler de l'amour comme d'une chose facile; j'en avais parlé moi-même crûment, avec l'ignorance de mon âge et il me semblait que jamais plus je ne pourrais en parler ainsi, de cette manière détachée et brutale. Cyril, étendu contre moi, parlait de m'épouser, de me garder contre lui toute sa vie. Mon silence l'inquiétait: je me redressai, le regardai et je l'appelai «mon amant». Il se pencha. J'appuyai ma bouche sur la veine qui battait encore à son cou, je murmurais «mon chéri, Cyril, mon chéri». Je ne sais pas si c'était de l'amour que j'avais pour lui en ce moment – j'ai toujours été inconstante et je ne tiens pas à me croire autre que je ne suis – mais en ce moment je l'aimais plus que moi-même, j'aurais donné ma vie pour lui. Il me demanda, quand je partis, si je lui en voulais et cela me fit rire. Lui en vouloir de ce bonheur!...
Je revins à pas lents, épuisée et engourdie, dans les pins; j'avais demandé à Cyril de ne pas m'accompagner, c'eût été trop dangereux. Je craignais que l'on pût lire sur mon visage les signatures éclatantes du plaisir, en ombres sous mes yeux, en relief sur ma bouche, en tremblements. Devant la maison, sur une chaise longue, Anne lisait. J'avais déjà de beaux mensonges pour justifier mon absence, mais elle ne me posa pas de questions, elle n'en posait jamais. Je m'assis donc près d'elle dans le silence, me souvenant que nous étions brouillées. Je restais immobile, les yeux mi-clos, attentive au rythme de ma respiration, au tremblement de mes doigts. De temps en temps, le souvenir du corps de Cyril, celui de certains instants, me vidait le cœur.
Je pris une cigarette sur la table, frottai une allumette sur la boîte. Elle s'éteignit. J'en allumai une seconde avec précaution car il n'y avait pas de vent et seule, ma main tremblait. Elle s'éteignit aussitôt contre ma cigarette. Je grognai et en pris une troisième. Et alors, je ne sais pourquoi, cette allumette prit pour moi une importance vitale. Peut-être parce qu'Anne, subitement arrachée à son indifférence, me regardait sans sourire, avec attention. A ce moment-là, le décor, le temps disparurent, il n'y eut plus que cette allumette, mon doigt dessus, la boîte grise et le regard d'Anne. Mon cœur s'affola, se mit à battre à grands coups, je crispai mes doigts sur l'allumette, elle flamba et tandis que je tendais avidement mon visage vers elle, ma cigarette la coiffa et l'éteignit. Je laissai tomber la boîte par terre, fermai les yeux. Le regard dur, interrogateur d'Anne pesait sur moi. Je suppliai quelqu'un de quelque chose, que cette attente cessât. Les mains d'Anne relevèrent mon visage, je serrais les paupières de peur qu'elle ne vît mon regard. Je sentais des larmes d'épuisement, de maladresse, de plaisir s'en échapper. Alors, comme si elle renonçait à toute question, en un geste d'ignorance, d'apaisement, Anne descendit ses mains sur mon visage, me relâcha. Puis elle me mit une cigarette allumée dans la bouche et se replongea dans son livre.