— Quel examen? L’adolescent haussa les sourcils.
— Ce n’est pas de notre- ressort. On commencera sans doute par les calmer… C’est qu’on est parfois obligé de faire aussi à des gens doués d’une énergie excessive.
— Comment est-ce qu’on procède? s’enquit Mven Mas intéressé.
— Je connais le cas d’un athlète grossier qui avait oublié ses devoirs publics. On lui a injecté un abaisseur de l’activité vitale pour proportionner sa force physique à la faiblesse de sa volonté et de son esprit, et équilibrer ainsi les deux côtés de son organisme. Il a fait de grands progrès en trois ans… C’est ce qui arrivera à vos ennemis.
Un son fort et vibrant interrompit le jeune homme. Une masse sombre descendait lentement du ciel. Le terrain fut inondé de lumière. On enferma les tigres dans des containers rembourrés, prévus pour les marchandises fragiles. L’énorme aéronef, presque invisible dans la nuit, s’envola, découvrant la clairière au doux scintillement des étoiles. Comme un des garçons était parti avec les animaux, on donna son cheval à Mven Mas.
Les montures de l’Africain et de Tchara marchaient côte à côte. La route descendait dans la vallée de la rivière Galle, à l’embouchure de laquelle se trouvait une station médicale et le poste du détachement sanitaire.
— C’est la première fois que je retourne au bord de la mer, dit enfin Mven Mas. La mer me semblait jusqu’ici une muraille qui me retranchait à jamais du monde…
— L’île a été pour vous une école nouvelle, fit joyeusement Tchara sur un ton à demi interrogatif.
— Oui. J’ai beaucoup réfléchi dans ce court laps de temps. Ces pensées me hantaient de longue date…
Mven Mas confia ses appréhensions à la jeune fille. Selon lui, l’humanité, en répétant, sous une forme moins hideuse, il est vrai, les er-reurs des anciens, attachait trop d’importance à l’intellect, à la technique. Il avait l’impression que sur la planète d’Epsilon du Toucan la population, aussi admirable que la nôtre, se souciait davantage du perfectionnement spirituel.
— J’ai beaucoup souffert de me sentir en désaccord avec la vie, répondit la jeune fille après un silence; je préférais nettement les choses anciennes à celles qui m’entouraient. Je rêvais à l’époque des forces et des sentiments intacts, amassés par sélection primitive au siècle d’Eros, qui avait fleuri jadis dans la zone méditerranéenne. Le Grand Monde devrait fonder une réserve de la Vie Antique, où nous puissions nous délasser en recouvrant nos facultés émotives. J’ai toujours souhaité d’éveiller chez mes spectateurs une véritable force de sentiment, mais je crois que seule Evda Nal m’a comprise jusqu’au bout…
— Et Mven Mas! ajouta sérieusement l’Africain, qui raconta comment elle lui était apparue sous l’aspect de la fille cuivrée du Toucan. Elle leva son visage, et Mven Mas vit à la lueur timide de l’aube naissante des yeux si larges, si profonds, qu’il en eut un léger vertige et s’écarta en riant.
— Nos ancêtres nous présentaient dans leurs romans d’anticipation comme des êtres malingres, rachitiques, au crâne démesuré. Malgré les millions d’animaux torturés à mort, ils n’avaient rien compris à la machine cérébrale de l’homme, parce qu’ils maniaient le couteau là où il fallait des instruments de mesure superfins, à l’échelle des atomes et des molécules. Nous savons aujourd’hui que l’activité intense de l’esprit exige un corps robuste, plein d’énergie vitale; mais ce corps engendre aussi des émotions violentes que nous avons appris seulement à réprimer, ce qui appauvrit notre nature!
— Et nous vivons toujours enchaînés par la raison, convint Tchara Nandi.
— On a beaucoup fait pour y remédier, mais l’intellect a tout de même devancé l’émotivité… Elle mérite toute notre attention, pour qu’elle jugule parfois la raison, au lieu d’être jugulée par elle. Gela me paraît si important que j’ai décidé d’écrire un livre à ce sujet…
— Très bien, s’écria Tchara avec feu. Et elle poursuivit, troublée: Trop peu de savants se sont consacrés à l’étude des lois de la beauté et de la plénitude des sentiments… Je ne parle pas de psychologie…
— Je comprends! répondit l’Africain en admirant malgré lui la jeune fille, dont la tête fièrement dressée reprenait au soleil levant un teint cuivré. Tchara se tenait aisément en selle sur son grand cheval noir qui marchait en cadence avec l’alezan de Mven Mas.
— Nous sommes restés en arrière! s’écria-t-elle en rendant la bride au cheval qui prit aussitôt le mors aux dents. L’Africain la rejoignit et ils galopèrent ensemble sur la vieille route battue. Parvenus à la hauteur de leurs jeunes compagnons, ils freinèrent, et Tchara se tourna vers Mven Mas:
— Et cette jeune fille, Onar… Il faudrait qu’elle fasse un séjour dans le Grand Monde. Vous avez bien dit qu’elle était restée dans l’île de l’Oubli par tendresse pour sa mère qui était venue ici et qui est morte depuis peu. Elle devrait travailler avec Véda: aux fouilles, on a besoin de mains féminines, sensibles et délicates… Ce ne sont pas les besognes qui manquent, d’ailleurs… et B et Lon, rénové, la retrouvera chez nous d’une façon nouvelle.
Tchara fronça ses sourcils arqués en ailes d’oiseau.
— Et vous, vous demeurez fidèle à vos étoiles?
— Quelle que soit la décision du Conseil, je servirai le Cosmos. Mais je veux d’abord écrire…
— Un livre, sur les étoiles des âmes humaines?
— Vous l’avez dit, Tchara! Leur diversité infinie m’exalte…
Mven Mas se tut en voyant que la jeune fille le regardait avec un tendre sourire.
— Vous n’êtes par de mon avis?
— Mais si, bien sûr! Je pensais à votre expérience. Vous l’avez faite par désir impatient d’offrir aux hommes la plénitude du inonde. Sous ce rapport, vous êtes un artiste et non un savant.
— Et Ren Boz?
— Ce n’est pas la même chose. Pour lui, c’était un pas de plus dans ses recherches, mais un pas commandé exclusivement par la science.
— Vous m’absolvez, Tchara?
— Entièrement! Et je suis certaine que c’est le point de vue de la majorité!
Mven Mas prit la bride de la main gauche pour tendre la droite à Tchara. Ils pénétrèrent dans la petite cité de la station.
Les vagues de l’océan Indien grondaient au pied de la falaise. Leur bruit rythmé rappelait à Mven Mas les basses de la symphonie de Zig Zor sur la vie lancée dans le Cosmos. Un fa bleu, la note essentielle de la Terre, chantait sur les flots, incitant l’homme à communier de toute son âme avec la nature qui lui a donné naissance.
La mer s’étendait, limpide, étincelante, épurée des résidus du passé: requins, poissons veiîimeux, mollusques, méduses, comme la vie de l’homme moderne était épurée de la haine et de la peur. Mais il y avait dans l’immensité de l’océan des coins perdus «où germaient les graines conservées de la vie malfaisante, et c’était uniquement à la vigilance des détachements sanitaires qu’on devait la sécurité des eaux.