Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé:
– Tais-toi, les mystères de l’amour doivent rester secrets et il est défendu de les connaître. Pour moi, certes, j’aimerais mieux être baisée par la bouche de l’Etna fumant, que par les lèvres de cet homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.
– Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C’est un mage et un enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votre sommeil; il le remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l’eau, vous mourrez étouffées!
Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s’assit sur un lit à côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante, domina tout à coup le murmure des propos intimes:
– Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miellé!
Puis, l’hôte élevant sa coupe:
– Buvons d’abord au divin Constance et au Génie de l’empire. La patrie doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les contient tous.
Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul, Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée et que la patrie du chrétien n’est point de ce monde.
Dorion, ayant bu, murmura:
– Qu’est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont changeantes et les ondes sans cesse renouvelées.
– Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu’un honnête homme ne doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l’État. C’est une belle chose que l’État!
Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole:
– Dorion vient de demander: «Qu’est-ce que la patrie?» Je lui répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des souvenirs et des espérances.
Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
– Par Castor, j’ai vu aujourd’hui un beau cheval. C’est celui de Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il porte le col haut et fier, comme un coq.
Mais le jeune Chéréas secoua la tête:
– Ce n’est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a l’ongle mince. Les paturons portent à terre et l’animal sera bientôt estropié.
Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa an cri perçant:
– Hai! j’ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu’un stylet. Par bonheur, j’ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux m’aiment!
– Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t’aiment? demanda Nicias en souriant. C’est donc qu’ils partagent l’infirmité des hommes. L’amour suppose chez celui qui l’éprouve le sentiment d’une intime misère. C’est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L’amour qu’ils ressentent pour Drosé est une grande preuve de l’imperfection des dieux.
À ces mots, Drosé se mit dans une grande colère:
– Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C’est, d’ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu’on dit et de répondre des paroles dépourvues de sens.
Nicias souriait encore:
– Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
À ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un regard tranquille. Cotta lui fît signe de prendre place à son côté, sur son propre lit.
– Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d’une main attique.
Eucrite répondit, en caressant sa barbe d’argent:
– Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer les dieux immortels.
DORION – Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et blanc, il s’élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne sont point entendues.
EUCRITE – Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n’est pas morte en ce monde. J’ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s’il était vrai que la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte intéresserait-elle mon bonheur, puisqu’il ne dépendait pas de moi qu’elle durât ou périt? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et je désire tout ce qu’ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je consens qu’elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux.
NICIAS – J’entends. Tu t’associes à la Providence céleste. Mais si la vertu consiste seulement dans l’effort, Eucrite, et dans cette tension par laquelle les disciples de Zenon prétendent se rendre semblables aux dieux, la grenouille qui s’enfle pour devenir aussi grosse que le bœuf accomplit le chef-d’œuvre du stoïcisme.
EUCRITE – Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer. Mais si le bœuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et comme ce bœuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la grenouille, sagement inspirée, parvient à l’égaler, ne sera-t-elle pas, en effet, plus vertueuse que le bœuf, et pourras-tu te défendre d’admirer une bestiole si généreuse?
Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la bête comme s’ils voulaient téter, indiquaient que c’était une laie.
Zénothémis, se tournant vers le moine:
– Amis, un convive est venu de lui-même se joindre à nous. L’illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.
COTTA – Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu’il est venu sans être invité.