– Pourquoi pas? Il n'y a pas de sot métier. Vous êtes bien journaliste, vous. Est-ce que je vous demande pourquoi?
– Vous le pouvez. Je suis journaliste parce qu'il y a une demande, parce que des gens s'intéressent à mes articles, parce qu'on me les achète, parce que cela me permet de communiquer une information.
– A votre place, je ne m'en vanterais pas.
– Enfin, monsieur Tach, il faut bien vivre!
– Vous trouvez?
– C'est ce que vous faites, non?
– Ça reste à prouver.
– C'est ce que fait votre vendeur de cire, en tout cas.
– Vous y tenez, à ce brave vendeur de cire. Pourquoi fait-il des moulages de crucifiés? Pour des raisons que je suppose inverses aux vôtres: parce qu'il n'y a pas de demande, parce que ça n'intéresse pas les gens, parce qu'on ne les lui achète pas, parce que ça lui permet de ne communiquer aucune information.
– Une expression de l'absurde, alors?
– Pas plus absurde que ce que vous faites, si vous voulez mon avis – mais le voulez-vous?
– Bien sûr, je suis journaliste.
– Précisément.
– Pourquoi cette agressivité envers les journalistes?
– Pas envers les journalistes, envers vous.
– Qu'ai-je fait pour mériter cela?
– C'est le comble. Vous n'avez pas cessé de m'injurier, de me traiter de métaphorien, de me taxer de mauvais goût, de dire que je n'étais pas «si» laid, d'importuner le vendeur de cire et, pire que tout, de prétendre me comprendre.
– Mais… qu'aurais-je dû dire d'autre?
– Ça, c'est votre métier, pas le mien. Quand on est bête comme vous, on ne vient pas harceler Prétextat Tach.
– Vous m'y aviez autorisé.
– Certainement pas. C'est encore cette andouille de Gravelin, qui n'a aucun sens du discernement.
– Au début, vous disiez que c'était un excellent homme.
– Ça n'exclut pas la bêtise.
– Allons, monsieur Tach, ne vous faites pas plus désagréable que vous ne l'êtes.
– Grossier personnage! Sortez immédiatement!
– Mais… l'interview commence à peine.
– Elle n'a que trop duré, malappris! Disparaissez! dites à vos confrères qu'on doit le respect à Prétextat Tach!
Le journaliste déguerpit, la queue entre les jambes.
Ses collègues prenaient un verre au café d'en face et ne s'attendaient pas à le voir sortir si tôt; ils lui firent signe. Le malheureux, verdâtre, vint s'écrouler parmi eux.
Après avoir commandé un triple porto flip, il trouva la force de leur raconter sa mésaventure. A cause de la peur il exhalait une odeur épouvantable, qui avait dû être celle de Jonas émergeant de son séjour cétacé. Ses interlocuteurs en étaient incommodés. Eut-il conscience de ce remugle? Lui-même évoqua Jonas:
– Le ventre de la baleine! Je vous assure, tout y était! L'obscurité, la laideur, la peur, la claustrophobie…
– La puanteur? risqua un confrère.
– C'est la seule chose qui manquait. Mais lui! Lui! Un vrai viscère, ce type! Lisse comme un foie, gonflé comme son estomac doit l'être! Perfide comme une rate, amer comme une vésicule biliaire! Par son simple regard, je sentais qu'il me digérait, qu'il me dissolvait dans les sucs de son métabolisme totalitaire!
– Allons, tu en rajoutes!
– Au contraire, je ne trouverai jamais d'expression assez forte. Si vous aviez vu sa colère finale! Je n'ai jamais vu colère si effrayante: à la fois subite et parfaitement maîtrisée. De la part de ce gros tas, je me serais attendu à des rougeurs, des boursouflures, des difficultés à respirer, des transpirations haineuses. Pas du tout, la fulgurance de cette rage n'avait d'égale que sa frigidité. La voix avec laquelle il m'a ordonné de sortir! Dans mes fantasmes, c'est ainsi que parlaient les empereurs chinois quand ils commandaient une décollation immédiate.
– En tout cas, il t'a donné l'occasion de jouer les héros.
– Vous croyez ça? Je ne me suis jamais senti si lamentable.
Il avala le porto flip et éclata en sanglots.
– Allons, ce n'est pas la première fois qu'on traite un journaliste d'andouille!
– Oh, on m'a déjà sorti bien pire. Mais là – la manière dont il le disait, ce visage lisse et glacial de mépris -, c'était très convaincant!
– Tu permets qu'on écoute l'enregistrement?
Dans un silence religieux, le magnétophone déroula sa vérité, forcément partielle puisque amputée du faciès placide, de l'obscurité, des grosses mains inexpressives, de l'immobilité générale, de tous ces éléments qui avaient contribué à faire puer de peur le pauvre homme. Quand ils eurent fini d'écouter, les collègues, chiens comme des humains, ne manquèrent pas de donner raison au romancier, de l'admirer, et chacun y alla de son petit commentaire, sermonnant la victime:
– Ça, mon vieux, tu l'as cherché! Tu lui as parlé littérature comme un manuel scolaire. Je comprends sa réaction.
– Pourquoi as-tu voulu l'identifier à l'un de ses personnages? C'est tellement primaire.
– Et ces questions biographiques, ça n'intéresse plus personne. Tu n'as pas lu Proust, Contre Sainte-Beuve?
– La gaffe, aller lui dire que tu as l'habitude d'interviewer des écrivains!
– L'indélicatesse, lui sortir qu'il n'est pas si laid! Un peu de savoir-vivre, mon pauvre vieux!
– Et puis la métaphore! Là, il t'a bien eu. Je ne veux pas te faire de peine, mais tu l'as mérité.
– Franchement, parler de l'absurde à un génie tel que Tach! Quelle tarte à la crème!
– En tout cas, une chose ressort clairement de ton interview ratée: ce type est formidable! Quelle intelligence!
– Quelle éloquence!
– Quelle finesse chez cet obèse!
– Quelle concision dans la méchanceté!
– Vous reconnaissez au moins qu'il est méchant? s'écria le malheureux, s'agrippant à cela comme à une dernière planche de salut.
– Pas assez, si tu veux mon avis.
– Je l'ai même trouvé bonhomme avec toi.
– Et drôle. Quand tu as été – excuse-moi – assez niais pour lui dire que tu le comprenais, il aurait pu, en toute légitimité, te sortir une injure bien sonnée. Lui s'est contenté de répliquer avec un humour et un second degré que tu semblés n'avoir même pas été capable de déceler.
– Margaritas ante porcos.
C'était la curée. La victime commanda à nouveau un triple porto flip.
Prétextat Tach, lui, préférait les alexandra. Il buvait peu mais quand il voulait s'imbiber un rien, c'était toujours à l'alexandra. Il tenait à se les préparer lui-même, car il ne faisait pas confiance aux proportions des autres. Cet obèse intransigeant avait coutume de répéter, jouissant de hargne, un adage de son cru: «On mesure la mauvaise foi d'un individu à sa manière de doser un alexandra.»
Si l'on appliquait cet axiome à Tach lui-même, on était acculé à conclure qu'il était l'incarnation de la bonne foi. Une seule gorgée de son alexandra eût suffi à mettre knock-out le lauréat d'un concours d'absorption de jaunes d'œufs crus ou de lait concentré sucré. Le romancier en digérait des hanaps sans l'ombre d'une indisposition. A Gravelin qui s'en émerveillait, il avait dit: «Je suis le Mithridate de l'alexandra.
– Mais peut-on encore parler d'alexandra? avait répliqué Ernest.
– C'est la quintessence de l'alexandra, dont la pègre ne connaîtra jamais que d'indignes dilutions.»
A d'aussi augustes sentences, il n'y a rien à ajouter.
– Monsieur Tach, avant toute chose, je tiens à vous présenter les excuses de la profession entière au nom de ce qui s'est passé hier.
– Que s'est-il donc passé hier?
– Eh bien, ce journaliste qui nous a déshonorés en vous importunant.
– Ah, je me souviens. Un garçon bien sympathique. Quand le reverrai-je?
– Jamais, rassurez-vous. Si cela peut vous faire plaisir, il est malade comme un chien aujourd'hui.
– Le pauvre garçon! Que lui est-il arrivé?