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– Réveillez-vous, imbécile.

– Je n'ai jamais été plus lucide.

– La lucidité ne vous sied guère.

– Peu importe. Je ne compte plus, je suis tout à vous.

– Arrêtez ce délire, monsieur Tach. Je sais très bien que vous ne m'aimez pas. Je n'ai rien pour vous plaire.

– Je le pensais aussi, Nina, mais cet amour se situe bien au-dessus de tout ça.

– Par pitié, ne me dites pas que vous m'aimez pour mon âme, ou je pleure de rire.

– Non, cet amour se situe plus haut encore.

– Je vous trouve bien éthéré, tout à coup.

– Ne comprenez-vous pas que l'on peut aimer un être en dehors de toute référence connue?

– Non.

– C'est dommage, Nina, et pourtant je vous aime, avec tout le mystère que ce verbe suggère.

– Arrêtez! J'ai compris: vous cherchez une fin décente pour votre roman, n'est-ce pas?

– Si vous saviez combien ce roman m'indiffère depuis quelques minutes!

– Je n'en crois rien. Cet inachèvement vous obsède. Vous avez été écœuré en apprenant que je n'avais aucun lien personnel avec vous, aussi essayez-vous, à présent, de créer de toutes pièces ce lien personnel, en inventant une histoire d'amour de dernière minute. Vous avez une telle haine de l'insignifiance que vous seriez capable des mensonges les plus énormes pour donner du sens à ce qui n'en aura jamais.

– Quelle erreur, Nina! L'amour n'a aucun sens, et c'est pour cette raison qu'il est sacré.

– N'essayez pas de m'avoir avec votre rhétorique. Vous n' aimez personne à part le cadavre de Léopoldine. Vous devriez avoir honte, d'ailleurs, de profaner le seul amour de votre vie en me tenant des propos aussi peu crédibles.

– Je ne le profane pas, au contraire. En vous aimant, je prouve que Léopoldine m'a appris à aimer.

– Sophisme.

– Ce serait un sophisme, si l'amour n'obéissait pas à des règles étrangères à celles de la logique.

– Écoutez, monsieur Tach, écrivez ces sottises dans votre roman, si ça vous amuse, mais cessez de m'utiliser comme cobaye.

– Nina, ça ne m'amuse pas. L'amour ne sert pas à s'amuser. L'amour ne sert à rien d'autre qu'à aimer.

– Exaltant.

– Mais oui. Si vous pouviez comprendre le sens de ce verbe, vous seriez aussi exaltée que je le suis en cet instant, Nina.

– Épargnez-moi votre exaltation, voulez-vous? Et cessez de m'appeler Nina, ou je ne réponds plus de mes actes.

– Ne répondez plus de vos actes, Nina. Et laissez-vous aimer, puisque vous n'êtes pas capable de m'aimer en retour.

– Vous aimer? Il ne manquerait plus que ça. Il faudrait vraiment être pervers pour vous aimer.

– Soyez donc perverse, Nina, je serais si heureux.

– Il me répugnerait de vous rendre heureux. Personne n'en est plus indigne que vous.

– Je ne suis pas d'accord avec vous.

– Évidemment.

– Je suis ignoble, laid, méchant, je peux être la personne la plus vile du monde, et pourtant je possède une très rare qualité, si belle que je ne me trouve pas indigne d'être aimé.

– Laissez-moi deviner: la modestie?

– Non. Ma qualité, c'est que je suis capable d'amour.

– Et au nom de cette sublime qualité, vous voudriez que je baigne vos pieds de mes larmes en disant: «Prétextat, je vous aime»?

– Dites encore mon nom, c'est agréable.

– Taisez-vous, vous me donnez envie de vomir.

– Vous êtes merveilleuse, Nina. Vous avez un caractère extraordinaire, un tempérament de feu doublé d'une dureté glaciale. Vous êtes orgueilleuse et téméraire. Vous auriez tout pour être une amante magnifique, si seulement vous étiez capable d'amour.

– Permettez-moi de vous prévenir que, si vous me prenez pour la réincarnation de Léopoldine, vous vous trompez. Je n'ai rien de commun avec cette petite fille extatique.

– Je le sais. Avez-vous déjà connu l'extase, Nina?

– Cette question me paraît tout à fait déplacée.

– Elle l'est. Tout est déplacé dans cette histoire, à commencer par l'amour que vous m'inspirez. Alors, au point où nous en sommes, Nina, n'hésitez pas à répondre à ma question, qui est plus chaste que vous ne pensez: avez-vous déjà connu l'extase, Nina?

– Je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que je ne suis pas en extase en ce moment.

– Vous ne connaissez pas l'amour, vous ne connaissez pas l'extase: vous ne connaissez rien. Ma petite Nina, comment pouvez-vous tant tenir à la vie, alors que vous ne la connaissez même pas?

– Pourquoi me dites-vous des choses pareilles? Pour que je me laisse tuer avec docilité?

– Je ne vous tuerai pas, Nina. Tout à l'heure, j'avais pensé le faire, mais depuis que j'ai rampé, ce désir a disparu.

– C'est à mourir de rire. Ainsi vous vous imaginiez que vous étiez capable de m'assassiner, vieux et impotent comme vous l'êtes? Je vous croyais répugnant, mais au fond, vous êtes tout simplement stupide.

– L'amour rend stupide, c'est bien connu, Nina.

– De grâce, ne me parlez plus de votre amour, je sens monter en moi des désirs de meurtre.

– Est-ce possible? Mais, Nina, c'est comme ça que ça commence.

– Quoi donc?

– L'amour. Vous aurais-je éveillée à cette extase? Ma fierté est indicible, Nina. Le désir de tuer vient de mourir en moi, et le voilà qui renaît en vous. Vous commencez à vivre à l'instant: en avez-vous conscience?

– Je n'ai conscience que de la profondeur de mon exaspération.

– Je suis en train d'assister à un spectacle extraordinaire: je croyais, comme le commun des mortels, que la réincarnation était un phénomène post mortem. Et voilà que, sous mes yeux de vivant, je vous vois devenir moi!

– Je n'ai jamais reçu d'insulte aussi infamante.

– La profondeur de votre irritation atteste le commencement de votre vie, Nina. Désormais, vous serez toujours aussi furieuse que je l'ai toujours été, vous serez allergique à la mauvaise foi, vous exploserez d'imprécations et d'extase, vous serez géniale comme la colère, vous n'aurez plus peur de rien.

– Avez-vous fini, espèce d'enflure?

– Vous voyez bien que j'ai raison.

– C'est faux! Je ne suis pas vous.

– Pas encore complètement, mais ce ne saurait tarder.

– Que voulez-vous dire?

– Vous le saurez bientôt. C'est formidable. Je dis des choses qui s'accomplissent sous mes yeux à mesure que je les formule. Me voici devenu la pythie du présent, non du futur, du présent, vous comprenez?

– Je comprends que vous avez perdu la raison.

– C'est vous qui l'avez prise, comme vous prendrez tout le reste. Nina, je n'ai jamais connu pareille extase!

– Où sont vos calmants?

– Nina, j'aurai l'éternité pour être calme, dès que vous m'aurez tué.

– Que dites-vous?

– Laissez-moi parler. Ce que j'ai à vous dire est trop important. Que vous le vouliez ou non, vous êtes en train de devenir mon avatar. A chaque métamorphose de mon être m'attendait un individu digne d'amour: la première fois, c'était Léopoldine, et c'était moi qui la tuais; la seconde fois, c'est vous, et c'est vous qui me tuerez. Juste retour des choses, n'est-ce pas? Je suis tellement heureux que ce soit vous: grâce à moi, vous êtes sur le point de découvrir ce qu'est l'amour.

– Grâce à vous, je suis en train d'apprendre ce qu'est la consternation.

– Vous voyez? C'est vous qui l'avez dit. L'amour commence par la consternation.

– Tout à l'heure, vous disiez que ça commençait par le désir de meurtre.

– C'est la même chose. Écoutez ce qui monte en vous, Nina: sentez cette stupeur immense. Avez-vous déjà entendu symphonie si bien agencée? C'est un engrenage trop réussi et trop subtil pour être perçu par les autres. Avez-vous conscience de l'effarante diversité des instruments? De leur accord incongru ne pourrait naître que la cacophonie – et pourtant, Nina, avez-vous déjà entendu plus beau? Ces dizaines de mouvements qui se superposent à travers vous, et qui font de votre crâne une cathédrale, et qui font de votre corps une caisse de résonance vague et infinie, et qui font de votre maigre chair une transe, et qui font de vos cartilages un relâchement – voici que l'innommable a pris possession de vous.

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