Il connaît le dégoût, lui aussi. Ainsi, au restaurant, un jour, Crab constata soudain avec un haut-le-cœur que les clients assis aux tables voisines ingéraient tous leur nourriture par la bouche. Ils desserraient les lèvres, poussaient dans le trou béant un morceau de viande ou de fruit qu'ils mâchaient ensuite, puis avalaient. L'eau et le vin entonnés de même. On n'a jamais revu Crab dans cette cantine dégueulasse.
N'ouvre la bouche que pour émettre. Son accent russe est proprement inexplicable, Crab n'ayant nulle origine ni ascendance slaves. Il n'a jamais non plus séjourné là-bas. D'ailleurs, il ne connaît pas la langue. Il connaît datcha, taïga, moujik et troïka – c'est à peu près tout, et samovar. Et pourtant, il ne parvient pas à se débarrasser de cet accent russe impeccable qui brise aussi ses silences.
Vous l'avez croisé quelquefois, inévitablement: Crab parle seul dans la rue, à voix haute, vous le prenez pour un ivrogne ou pour un fou, or ce n'est pas tellement ça – certes, le pauvre homme boit, certes, il n'a plus toute sa raison. Mais, si vous tendez un peu l'oreille, vous conviendrez vite qu'il ne délire pas, au contraire, ses questions sont même d'une rare pertinence – son soliloque adopte en effet la forme interrogative à l'exclusion de toute autre. Crab pose des questions. Partout où les hommes ont échangé des opinions, Crab repasse avec ses questions, partout où des vérités solennelles ont été énoncées, il repasse avec ses questions, en tout lieu où furent proférés un jugement définitif, un proverbe, un ordre, une sentence, un conseil, il accourt avec ses questions, les oui et les non négligemment jetés dans les conversations, il les balaye avec ses questions. Soyez résolument pour ou contre, clamez haut et fort ce que vous croyez juste, tranchez, affirmez, concluez, érigez à chaque coin de rue le monument inébranlable de votre conviction, emplissez l'air de vos paroles péremptoires, tout cela sera vite oublié. Crab passe derrière vous avec ses questions.
*
Pourquoi Crab se lance-t-il dans l'étude à son âge? et pourquoi ratisser aussi large? pourquoi des études si variées qu'elles couvrent le champ de la connaissance? pourquoi soudain cet appétit de science et, si tardivement, cette passion forcenée d'apprendre? pourquoi engloutir ainsi dans une mémoire condamnée toutes les formules et tous les théorèmes? pourquoi cette érudition impraticable? pourquoi ce gavage de dernière minute, cet engrangement quand déjà les rats sont annoncés? pourquoi ce petit vieillard sans avenir veille-t-il si tard sur les livres? Si ce n'est par malignité, pour emporter avec lui dans la mort l'immense savoir des hommes, pour le livrer tout entier au néant?
(Mais aussi, comment ne pas concevoir de l'amertume? Quand Crab ne sera plus là pour en activer les braises, vous verrez qu'ils laisseront s'éteindre sa pipe.)
*
Il attire à lui et s'empare de tout ce qui le tente, vos femmes et vos maisons, votre visage même s'il le trouve à son goût, et tel coin de ciel au crépuscule, telle nuit pleine sans étoiles, son petit miroir de poche les attire à lui irrésistiblement et, sitôt la prise assurée, l'objet convoité en sa possession, Crab le fait disparaître dans la doublure de son vêtement et quitte rapidement les lieux. C'est ainsi, chaque jour, qu'il se remplit les poches. Ses agissements sont depuis longtemps connus de la police, mais comment pourrait-elle y mettre fin? Une fois déjà son arrestation fut décidée et la confiscation de son butin. On prit position autour de son repaire. Le signal de l'assaut fut lancé, résonnait encore: la brigade tout entière passait dans le camp de Crab.
Sur l'île, à marée montante, en regardant les vagues envelopper doucement les rochers ou s'engouffrer avec fracas dans une brèche de la falaise, et cogner, battre, claquer, éclater, exploser, Crab se surprend soudain à espérer la victoire des vagues, mais oui, il est du côté des vagues contre l'île, il est du parti des vagues, il est dans le camp des vagues, il lutte avec elles de toute la force de son esprit concentré – et ça marche! -, Crab et les vagues redoublent de violence, se jettent avec plus de sauvagerie encore contre les rochers – et ils avancent! ils progressent! la victoire ne fait guère de doute à présent -, Crab et les vagues mordent, rognent, rongent, érodent – la victoire est totale -, l'île est dissoute, et Crab se noie.
L’étonnante fertilité de son fluide le met souvent dans des situations embarrassantes. Crab féconde tout ce qu'il touche. La femme qu'il effleure seulement dans la rue lui donne un enfant. Bien malgré elle, bien malgré lui, les voici soudain père et mère d'un innocent qui n'a pas davantage demandé à venir au monde, étrange famille. Mais Crab se sent responsable de ses enfants, même ainsi conçus, à aucun prix il ne les abandonnerait. Il reconnaît et peut nommer chacun dans la foule. Certains sont de son espèce, toutes races confondues, qui lui ressemblent, mais d'autres ne tiennent de lui que par quelques traits physiques à ce point brouillés par ceux de la mère qu'ils échappent au premier regard, car la pierre sur laquelle Crab s'assoit lui donne un enfant, et l’arbre contre lequel il s'appuie, la chienne qu'il caresse, ou la rivière dans laquelle il se baigne lui donnent des enfants – il doit les élever seul, les nourrir, les instruire, tout leur apprendre. Et si, par exemple, son enfant-libellule ne lui apporte que des satisfactions, son enfant-rivière l'a définitivement fâché avec ses voisins. Tous les soirs, il va chercher son enfant-flamme au commissariat du quartier. Son enfant-girafe pousse de travers, son enfant-rat qui mange entre les repas n'a plus faim quand on passe à table, son enfant-clou est hémophile, son enfant-citron pleure pour un rien, son enfant-lit a peur du noir, son enfant-violon maigrit à vue d'œil, son enfant-chaise est toujours dans ses jambes. Et son enfant-belette le trouble un peu (danger). Aucun souci pour le moment avec son enfant-singe, lequel lui vient même en aide à l'occasion, mais Crab sait que des conflits éclateront à l'adolescence, inévitablement, c'est déjà difficile avec son enfant-lion (quel besoin avait-il aussi, se connaissant, de toucher cette lionne à travers les barreaux de sa cage?).
Entre ces enfants de mères différentes, l'entente n'est pas toujours parfaite, des sensibilités se heurtent, des appétits s'opposent, comment leur inculquer à tous le sens de la famille? Si Crab y parvient – et l'éducation qu'il s'efforce de leur donner par le discours et par l'exemple ne tend qu'à cela -, s'ils apprennent à faire bloc en toute circonstance, non seulement ils pourront se passer de lui quand il ne sera plus là et même avant, le laissant crever dans son coin, seul et misérable malgré les sacrifices qu'il aura consentis pour eux, mais encore le monde leur appartiendra.
Cette sève puissante, sous pression, qui engorge et gonfle ses veines, c'est plus que n'en peuvent contenir ses circuits, flux violent ralenti par sa propre densité et dont la circulation finalement arrêtée se mue en tension – ainsi le cheval nerveux se décharge au fur et à mesure de la vitesse prise en dépit de son immobilité forcée dans le box, car rien n'empêchera jamais un cheval de prendre de la vitesse, nulle entrave -, énergie captive, bloquée, qui fait craquer ses coutures et soudain se libère, toutes les flèches retenues partent, rapides, fouillent toutes les directions: Crab se ramifie encore, il est dans sa nature de fourcher, pousse de nouvelles branches et les divise, buissonne, comme à chaque fois, il en fait trop – régulièrement tailler là-dedans.