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Crab regarde les femmes, leur beau visage avec émotion, avec insistance, avec méchanceté, en pensant qu'elles vont vieillir avec lui, ensemble, en même temps, seconde après seconde irrémédiablement, puisqu'elles sont ses contemporaines, et c'est ainsi qu'il les possède, il les enlève, il les entraîne avec lui dans la vieillesse, la décrépitude et la mort – c'est parti, c'est bon, faire durer.
Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.
Elles vivent tellement plus longtemps que les hommes que c'est à se demander si, mourant bien après eux, elles ne naissent pas aussi un peu avant. Crab en tout cas se le demande. Voilà bien le genre de questions qu'il se pose. Il aurait d'ailleurs une autre hypothèse, mais qu'il ose à peine formuler, peut-être la longévité supérieure des femmes tient-elle simplement au fait que tout homme, au moins une fois, s'est déclaré prêt à donner vingt ans de sa vie pour obtenir l'amour d'une femme, et que cette femme a dit d'accord.
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Crab ne veut pas être aimé pour son argent. Elle ne veut pas être aimée pour son physique. Pourtant, ils sont ensemble.
Le passé de sa femme, Crab y retourne pour y semer la ruine. Il y a du dégât à faire. Ce sont des jardins où devenir taupe, des villes où devenir rat, des chambres où devenir puce et punaise, des plages où s'affirmer crabe. Ce sont des nuits trop longues à écourter et des hivers trop doux à durcir et des trains trop rapides à aiguiller sur des voies de garage. Beaucoup de choses à revoir qu'il sera même préférable de supprimer. Beaucoup de routes à détourner aussi. Beaucoup de nuages à former – puis pleuvoir. Beaucoup de maisons à démolir. De toute façon, il y aura beaucoup de coups à porter – et les hommes que sa femme a connus passeront leur chemin cette fois, ou bien ils regretteront de l'avoir rencontrée, à l'instant même de la rencontre ils comprendront leur erreur. Et ceux alors qui se brûleront la cervelle, ceux qui sauteront par la fenêtre seront bien inspirés, et même s'ils choisissent de mourir en avalant des fourchettes: ils s'épargneront de la souffrance.
La femme qui partage ses jours se réserve la matinée, Crab a donc tout l'après-midi pour lui.
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Crab et sa vieille épouse n'ont plus rien à se dire. Après soixante années de vie commune et d'échanges passionnés, ils ont épuisé tous les registres, tour à tour, inversant leurs rôles, ils ont été pour et contre tout ce qu'il est possible de défendre et d'attaquer. La source est tarie. L'actualité ne leur propose rien qui n'ait déjà fait l'objet d'un débat entre eux autrefois. Chacun de leur côté, au début, ils ont cherché de nouveaux sujets de discussion, ils ont finalement renoncé. Désormais, ils traversent ensemble les journées sans prononcer un mot.
Parfois encore, pourtant, l'un d'eux a une inspiration et trouve quelque chose à dire qu'ils n'avaient jamais dit, ni l'un ni l'autre, malgré leurs soixante années de vie commune et de conversations animées, alors ils mâchent jusqu'au soir ce petit bout de phrase.
Ce matin, par exemple, aux premiers rayons du soleil, déjà assise avec lui près de la fenêtre, elle lui a dit: – Voir des sapins toute la journée, c'est bien triste. Et maintenant que la lune monte au-dessus des grands arbres, Crab l'approuve en hochant la tête, oui, c'est bien triste. Justement, une infirmière entre dans la chambre pour fermer les volets.
Puis la même infirmière entre dans la chambre pour ouvrir les volets, et rouler les deux fauteuils près de la fenêtre.
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Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d'elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu'à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu'elles, que le vaste et complexe système de l'Univers n'a d'autre raison d'être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l'affaire et remet sa démission.
– Tout ce que vous écrivez, c'est du vent, disent-ils à Crab, et ils ont l'air sincères.
(Le vent, rappelons-le, qui fait ondoyer le flanc des montagnes et rouler les vagues sur la mer, et danser les feux dans la nuit, le semeur de pollen, le chasseur de nuages, le grand agitateur, la moitié droite de l'automne, la troisième jambe de la jupe, l'hélice du papillon, l'âme de la musique.)
Crab ne peut laisser dire une chose pareille. Il connaît ses limites. Celles de son pouvoir comme celles de sa vanité. De tels compliments excessifs le blessent finalement davantage que le mépris ou l'insulte.
(Sa vanité rarement satisfaite, et alors tout de suite écœurée.)
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Ainsi se défend le policier qui a abattu Crab: – Le type a porté la main à sa poche. J'ai cru qu'il allait sortir un crayon.
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Crab admet volontiers qu'il n'est pas d'une intelligence supérieure. Il est même le premier à le dire. On se récrie alors, en l'entendant parler ainsi, on proteste – puisque vous le reconnaissez, c'est donc que vous n'en êtes pas dépourvu. Combien d'hommes se prétendent intelligents, dont la bêtise est pourtant évidente! Votre lucidité, au contraire, révèle une finesse toute sagace, une belle hauteur d'esprit, Monsieur, vous êtes remarquablement intelligent, voilà la vérité. Crab savait bien, en jouant les humbles, qu'on en arriverait pour lui à ces conclusions flatteuses. Crab le savait, car Crab est tout ce qu'on voudra, sauf un imbécile.
Au demeurant, Crab est convaincu que tout le monde dit du bien de lui dans son dos. C'est à qui sera le plus louangeur. On s'accorde à le trouver le plus charmant des hommes, le plus subtil, le plus aimable des compagnons. Sa prestance est unanimement vantée. On admire sa simplicité, sa grandeur d'âme, la délicatesse de ses sentiments. On le regrette dès qu'il quitte un endroit, à peine s'en est-il éloigné, les éloges fusent. D'ailleurs, s'il y revient par surprise, toutes les conversations cessent aussitôt – on veut épargner sa modestie.
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Observable à l'opposé du soleil, Crab présente les couleurs du spectre et résulte de la dispersion de la lumière solaire par réfraction et réflexion dans les gouttelettes d'eau qui se forment lorsqu'un nuage se résout en pluie, d'où la rareté de ses apparitions et l'émerveillement qu'elles suscitent en particulier chez les enfants qui voudraient bien le toucher alors, comme si on pouvait toucher Crab, il faut mettre ce désir naïf sur le compte de l'ignorance du jeune âge. Crab en est ému cependant, et davantage qu'il ne peut le dire. C'est une belle revanche en tout cas sur ceux qui affirment qu'il n'existe pas vraiment, simple illusion d'optique ou fantôme extravagant, qu'il est au mieux une variété éphémère de brume, buée de couleurs, vapeur inutilisable, une belle revanche aussi sur les autres, plus nombreux encore, qui prétendent qu'il ne sait pas s'habiller.